Un jeune de 16 ans est arrêté pour avoir volé un paquet de chewing-gums dans un supermarché. Quelques semaines plus tard, exclu de son lycée, il traîne avec d’autres jeunes étiquetés « délinquants ». À 18 ans, il cumule les condamnations. Hasard ? Destin ? Non. Pour Howard Becker, sociologue américain, c’est la société elle-même qui a fabriqué ce parcours en collant une étiquette sur le front de cet adolescent.

La théorie de l’étiquetage bouleverse notre compréhension de la déviance. Elle affirme que ce n’est pas l’acte qui rend quelqu’un déviant, mais le regard que la société pose sur cet acte. Explorons comment les étiquettes sociales façonnent nos destins et pourquoi cette théorie reste brûlante d’actualité à l’ère de la cancel culture.

L’étiquetage social : Quand le regard des autres devient prison

La théorie de l’étiquetage émerge dans les années 1960 grâce aux travaux révolutionnaires d’Howard Becker. Dans son ouvrage Outsiders (1963), Becker affirme que la déviance n’existe pas en soi. Elle naît du processus social qui désigne certains comportements comme anormaux et leurs auteurs comme marginaux.

Edwin Lemert complète cette vision en distinguant deux types de déviance. La déviance primaire désigne l’acte initial qui transgresse une norme. La déviance secondaire survient lorsque l’individu intériorise l’étiquette de déviant et adapte son comportement en conséquence. Cette distinction explique comment une simple erreur de jeunesse peut devenir une carrière délinquante.

Le processus d’étiquetage suit trois étapes. D’abord, la société crée des règles définissant ce qui est acceptable. Ensuite, elle applique ces règles de manière sélective, souvent selon des rapports de pouvoir. Enfin, elle colle une étiquette sur ceux qui transgressent, transformant leur identité sociale.

Erving Goffman prolonge cette analyse avec le concept de stigmate. Une fois marqué, l’individu voit son identité sociale entièrement redéfinie par cette caractéristique négative. Le casier judiciaire incarne parfaitement ce mécanisme : une condamnation suit une personne toute sa vie, limitant ses opportunités professionnelles et sociales.

La prophétie autoréalisatrice constitue le cœur du problème. Traité comme un délinquant, l’individu finit par se comporter comme tel. Exclu des circuits normaux (emploi, éducation), il n’a d’autre choix que de fréquenter d’autres personnes étiquetées, renforçant ainsi son comportement déviant.

Cancel culture et étiquetage numérique : La déviance à l’ère digitale

Les réseaux sociaux ont donné une puissance inédite au processus d’étiquetage. En quelques heures, une personne peut être mondialement désignée comme raciste, sexiste ou toxique. La cancel culture illustre parfaitement les mécanismes décrits par Becker il y a 60 ans.

Une étude de 2023 révèle que 64% des utilisateurs de réseaux sociaux ont observé des campagnes de stigmatisation en ligne. Ces étiquettes numériques suivent les individus indéfiniment grâce à l’archivage permanent du web. Contrairement au passé où une erreur pouvait être oubliée, Internet transforme chaque faute en marque indélébile.

Le phénomène de la désindividualisation amplifie le processus. Les réseaux sociaux réduisent les personnes à leurs pires actes, effaçant toute complexité. Un commentaire maladroit de 2015 peut détruire une carrière en 2025. L’étiquette devient totalitaire, définissant intégralement l’identité sociale de la personne.

Les conséquences dépassent largement le cadre virtuel. Des personnes perdent leur emploi, sont harcelées, développent des troubles psychologiques graves. Certaines se suicident. L’étiquetage numérique produit des effets aussi dévastateurs que les sanctions judiciaires traditionnelles, mais sans aucun cadre légal ni possibilité de réhabilitation.

Chiffre important : Selon une enquête de Pew Research Center, 41% des adultes américains ont personnellement vécu une forme de harcèlement en ligne, souvent liée à un processus d’étiquetage collectif.

La théorie de l’étiquetage éclaire aussi les débats sur la justice restaurative face à la prison. Les programmes de déjudiciarisation pour jeunes délinquants cherchent précisément à éviter l’étiquette destructrice du casier judiciaire. Les données montrent que ces approches réduisent significativement la récidive comparé à l’incarcération.

Les mouvements de réhabilitation des ex-détenus s’inspirent directement de cette perspective. Ils militent pour effacer les casiers judiciaires après un certain délai, permettant ainsi aux individus de reconstruire une identité sociale positive. Le « droit à l’oubli » numérique s’inscrit dans cette même logique.

Que faire de cette théorie aujourd’hui ?

La théorie de l’étiquetage transforme radicalement notre regard sur la déviance. Elle déplace le problème : ce ne sont plus seulement les déviants qu’il faut étudier, mais les processus sociaux qui créent cette déviance. Cette perspective implique une responsabilité collective dans la production des marginaux.

Cependant, la théorie connaît des limites. Elle néglige parfois les raisons initiales qui poussent à commettre un acte déviant. Toutes les personnes étiquetées ne deviennent pas des déviants chroniques. Certains résistent, contestent, renversent le stigmate. La capacité d’agir individuelle ne disparaît pas totalement face aux pressions sociales.

Les critiques pointent également la difficulté de tester empiriquement ces mécanismes. Comment mesurer précisément l’impact d’une étiquette sur une trajectoire de vie ? Comment isoler cet effet des multiples autres facteurs sociaux, économiques, psychologiques ?

Malgré ces faiblesses, la théorie inspire des politiques concrètes. La justice restaurative privilégie la réparation plutôt que la punition, évitant ainsi l’étiquetage destructeur. Les programmes de médiation, les travaux d’intérêt général supervisés, les peines alternatives visent tous à réinsérer plutôt qu’à marginaliser.

La prise de conscience grandit que stigmatiser aggrave souvent les problèmes sociaux au lieu de les résoudre. Les campagnes de déstigmatisation de la maladie mentale, de la toxicomanie, du handicap s’appuient sur ces intuitions. Changer les regards collectifs peut transformer les trajectoires individuelles.

Conclusion

La théorie de l’étiquetage nous rappelle une vérité dérangeante : nous créons collectivement une partie des problèmes que nous déplorons. Les étiquettes que nous collons sur autrui ne sont pas de simples descriptions neutres. Elles sont des prophéties qui façonnent les destins.

À l’heure où chacun peut devenir juge et bourreau sur les réseaux sociaux, cette théorie n’a jamais été aussi pertinente. Avant d’étiqueter, interrogeons-nous : voulons-nous réellement une société plus juste, ou simplement désigner des boucs émissaires pour mieux ignorer nos propres contradictions ?


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FAQ

Qu’est-ce que la théorie de l’étiquetage en sociologie ?

La théorie de l’étiquetage, développée par Howard Becker dans les années 1960, affirme que la déviance n’est pas une qualité intrinsèque d’un acte, mais le résultat d’un processus social. La société crée des règles, les applique sélectivement, puis étiquette certains individus comme déviants. Cette étiquette peut devenir une prophétie autoréalisatrice, transformant l’identité et le comportement de la personne stigmatisée.

Quelle est la différence entre déviance primaire et secondaire ?

Edwin Lemert distingue la déviance primaire (l’acte initial qui transgresse une norme) de la déviance secondaire (le comportement adopté après avoir intériorisé l’étiquette de déviant). La déviance secondaire survient quand l’individu accepte l’étiquette et réorganise sa vie autour de cette identité déviante, créant ainsi une carrière délinquante.

Comment la théorie de l’étiquetage s’applique-t-elle aux réseaux sociaux ?

Les réseaux sociaux amplifient dramatiquement le processus d’étiquetage. Une personne peut être mondialement stigmatisée en quelques heures via la cancel culture. Ces étiquettes numériques persistent indéfiniment dans les archives du web, rendant impossible toute réhabilitation. Le phénomène illustre comment l’étiquetage collectif peut détruire des vies sans aucun cadre juridique ni possibilité de défense équitable.

Quelles sont les applications pratiques de cette théorie ?

La théorie inspire plusieurs politiques : les programmes de déjudiciarisation pour jeunes délinquants évitent l’étiquette destructrice du casier judiciaire ; la justice restaurative privilégie la réparation plutôt que la punition ; les campagnes de déstigmatisation de la maladie mentale ou de la toxicomanie cherchent à changer les regards collectifs. L’objectif est toujours d’éviter que les étiquettes ne deviennent des prisons sociales.


Bibliographie

  • Becker, Howard S. 1963. Outsiders : Études de sociologie de la déviance. Paris : Métailié (trad. française 1985).
  • Lemert, Edwin M. 1951. Social Pathology. New York : McGraw-Hill.
  • Goffman, Erving. 1963. Stigmate : Les usages sociaux des handicaps. Paris : Éditions de Minuit (trad. française 1975).

Article rédigé par Élisabeth de Marval | Octobre 2025 | Fondamentaux & Théories Sociales

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