Néo-colonialisme numérique : les GAFAM remplacent les empires
En 2021, Frances Haugen révélait que Facebook privilégiait sciemment l’engagement au détriment de la sécurité publique. Cette dénonciation illustre un phénomène plus vaste : les géants technologiques reproduisent aujourd’hui les mécanismes de domination des empires coloniaux. Sans drapeaux ni fusils, mais avec des algorithmes d’une efficacité redoutable.
Comment sommes-nous passés de l’utopie numérique émancipatrice des années 1990 à ces nouveaux empires invisibles ? Quels parallèles existent entre colonialisme classique et domination algorithmique ? Et surtout : quelles stratégies de résistance s’offrent à nous ?
Table des matières
Du colonialisme territorial à la domination algorithmique
Les empires coloniaux débarquaient avec fracas, imposaient leurs lois par la force. Le néo-colonialisme numériqueopère différemment : il avance masqué derrière la gratuité des services, la commodité des interfaces et les promesses de connexion mondiale.
En 1998, Larry Page et Sergey Brin défendaient l’idée d’un moteur de recherche indépendant de toute logique publicitaire. Deux ans plus tard, Google adoptait le modèle qui allait transformer Internet en gigantesque système d’extraction de données. Ce basculement marque la naissance d’une nouvelle forme d’empire.
Les GAFAM (Google, Apple, Facebook/Meta, Amazon, Microsoft) et leurs équivalents chinois (Tencent, Alibaba) ont remplacé les East India Company d’autrefois. Leur territoire ? Nos temps d’attention, nos données comportementales, nos interactions sociales. Leur matière première ? Le « surplus comportemental » que décrit la sociologue Shoshana Zuboff dans sa théorie de la surveillance capitaliste.
💡 Définition : Néo-colonialisme numérique
Système de domination exercé par les géants technologiques via le contrôle des infrastructures numériques, l’extraction massive de données et l’imposition de normes culturelles et économiques, reproduisant les asymétries de pouvoir du colonialisme classique sans occupation territoriale directe.
Exemple : Amazon impose ses conditions aux commerçants qui dépendent de sa plateforme pour accéder au marché, comme les comptoirs coloniaux contrôlaient l’accès au commerce mondial.
Les mécanismes invisibles du pouvoir algorithmique
Gouvernementalité numérique et disciplinarisation
Michel Foucault analysait comment le pouvoir moderne opère non par contrainte brutale mais par disciplinarisation subtile. Les algorithmes incarnent parfaitement cette logique. TikTok façonne avec précision chirurgicale ce que des centaines de millions d’utilisateurs perçoivent comme désirable ou révoltant, sans censure apparente.
Ce pouvoir dépasse largement celui des administrateurs coloniaux. Les théories du pouvoir chez Michel Foucault éclairent comment les plateformes créent ce que Byung-Chul Han nomme une « psychopolitique » : un contrôle qui n’opère plus par coercition mais par séduction et manipulation des désirs.
Extraction et monétisation des données
Shoshana Zuboff démontre que l’enjeu fondamental n’est pas la collecte de données mais leur utilisation pour prédire et influencer nos comportements futurs. Cette capacité prédictive constitue le véritable trésor du capitalisme de surveillance.
Comme les empires coloniaux exploitaient ressources naturelles et force de travail, les empires numériques exploitent nos comportements, émotions et interactions. La différence ? Cette exploitation s’opère avec notre consentement nominal via des conditions d’utilisation que personne ne lit.
Chiffre-clé : En 2023, plus de 60% des recherches de produits aux États-Unis commençaient directement sur Amazon plutôt que Google, illustrant comment ces plateformes deviennent des goulots d’étranglement incontournables.
Monopoles et stratégie d’acquisition
Entre 2010 et 2024, les GAFAM ont acquis collectivement plus de 700 entreprises, souvent des startups innovantes qui auraient pu devenir concurrentes. Cette stratégie leur permet d’éliminer la menace et de s’approprier talents et innovations, reproduisant l’appropriation coloniale des savoir-faire locaux.
L’« effet de réseau » renforce cette domination : plus une plateforme compte d’utilisateurs, plus elle devient attractive, créant un cercle vicieux pour les alternatives. Lina Khan, présidente de la Federal Trade Commission américaine, résume : « Amazon n’est pas seulement vendeur sur sa place de marché, mais aussi propriétaire avec le pouvoir d’établir les règles pour tous. »
Impacts concrets : de la Silicon Valley au Cambodge
Capture des démocraties
L’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 a révélé les effets délétères des algorithmes sur le débat démocratique. Les chambres d’écho et bulles de filtrage favorisent systématiquement les contenus polarisants et émotionnels.
Une étude du MIT (2023) montre que les fausses informations se propagent six fois plus vite que les contenus vérifiés sur Twitter/X. Cette dynamique érode la base factuelle commune nécessaire à toute démocratie fonctionnelle.
Uniformisation culturelle
Au Cambodge, l’arrivée massive des smartphones a transformé radicalement les pratiques culturelles en une décennie. Des jeunes qui auraient appris techniques agricoles traditionnelles passent désormais des heures sur TikTok, consommant des contenus glorifiant un mode de vie urbain inaccessible.
Les artisans locaux se retrouvent en compétition avec des produits manufacturés chinois promus par les algorithmes d’AliExpress. Paradoxalement, certains se tournent vers Etsy pour survivre, acceptant commissions exorbitantes en échange d’un accès au marché mondial – relation rappelant étrangement les comptoirs coloniaux.
Intelligence artificielle : colonisation culturelle amplifiée
L’IA générative représente la forme la plus aboutie du néo-colonialisme numérique. Les modèles comme GPT-4 ou Claude, entraînés principalement sur des données occidentales et anglophones, encodent et reproduisent inévitablement ces biais culturels.
Quand un étudiant sénégalais ou vietnamien utilise ChatGPT, il interagit avec un système qui véhicule subtilement une vision du monde occidentalo-centrée. L’intelligence artificielle et ses biais algorithmiques deviennent ainsi vecteurs puissants d’homogénéisation culturelle à l’échelle mondiale.
Résister et décoloniser le numérique
Régulation : un tournant nécessaire
L’Union européenne a ouvert la voie avec le RGPD (2018), le Digital Services Act et le Digital Markets Act (2022). Ces cadres visent à limiter le pouvoir des plateformes et restaurer une concurrence équitable.
Aux États-Unis, Lina Khan incarne une nouvelle approche offensive. Sa plainte historique contre Amazon en 2023 marque un changement de paradigme : « Il ne s’agit plus seulement de protéger les consommateurs, mais de préserver notre infrastructure démocratique. »
📊 Impact réglementaire
Le RGPD européen a inspiré plus de 120 pays à adopter des législations similaires sur la protection des données, démontrant qu’une régulation ambitieuse peut faire école mondialement.
Éducation critique et autonomie numérique
L’éducation aux médias numériques émerge comme axe essentiel de résistance. À Battambang (Cambodge), un programme pilote a permis aux lycéens de modifier significativement leurs habitudes : diversification des sources, protection des données personnelles, choix d’applications respectueuses de la vie privée.
Développer une alphabétisation numérique critique permet de comprendre et contester les mécanismes algorithmiques qui façonnent notre environnement informationnel.
Alternatives techniques et souveraineté numérique
Des alternatives aux plateformes dominantes se développent selon des principes d’économie sociale et solidaire : Mastodon (réseau social décentralisé), Linux (système d’exploitation libre), Fairbnb (plateforme coopérative).
Tim Berners-Lee, inventeur du Web, propose avec Solid une architecture décentralisée où chaque utilisateur conserve propriété et contrôle de ses données dans des « pods » personnels. « Nous avons créé le Web pour qu’il serve l’humanité. Il est temps de le corriger. »
L’Inde démontre qu’une stratégie de souveraineté numérique est possible : développement d’alternatives nationales (Paytm, JioMart), cadre réglementaire strict pour acteurs étrangers, investissement dans compétences techniques locales.
Conclusion
Le néo-colonialisme numérique constitue un défi majeur pour nos sociétés démocratiques. Comme les empires coloniaux ont restructuré le monde pendant des siècles, les empires numériques façonnent profondément notre présent et notre avenir.
Face à cette réalité, ni techno-optimisme naïf ni rejet technophobe ne suffisent. La voie relève d’une écologie numérique : reconnaître l’interconnexion entre systèmes technologiques, sociaux et politiques pour restaurer des équilibres fondamentaux.
Les mouvements de décolonisation du XXe siècle ont transformé l’ordre mondial. Des mouvements de « décolonisation numérique » émergent aujourd’hui. Leur succès dépend de notre capacité collective à imaginer et construire des avenirs numériques alternatifs, fondés sur justice, diversité et autonomie.
La question n’est pas d’accepter ou rejeter le numérique, mais de le réorienter pour qu’il serve véritablement l’émancipation humaine plutôt que de nouvelles dominations.
📚 Pour aller plus loin :
- Comprendre la surveillance capitaliste selon Shoshana Zuboff
- Michel Foucault et les technologies du pouvoir à l’ère numérique
- Intelligence artificielle : quand les algorithmes reproduisent les inégalités
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FAQ
Qu’est-ce qui distingue le néo-colonialisme numérique du colonialisme traditionnel ?
Le néo-colonialisme numérique opère via le contrôle d’infrastructures immatérielles (algorithmes, plateformes, données) plutôt que par occupation territoriale. Il fonctionne avec le consentement nominal des utilisateurs et avance sous couvert de progrès technologique. Les deux systèmes partagent toutefois des logiques d’extraction, d’asymétrie de pouvoir et d’imposition de normes dominantes.
Les GAFAM sont-ils vraiment comparables aux empires coloniaux ?
L’analogie est pertinente sur plusieurs plans : extraction de ressources (données vs matières premières), création de dépendances structurelles, asymétrie de pouvoir, imposition de normes culturelles et linguistiques. Les GAFAM contrôlent des infrastructures aussi essentielles aujourd’hui que l’étaient les routes commerciales pour les empires d’autrefois, avec un pouvoir d’influence sur les populations comparable.
Comment résister individuellement au néo-colonialisme numérique ?
Plusieurs actions sont possibles : diversifier ses sources d’information, utiliser des technologies respectueuses de la vie privée (navigateurs alternatifs, messageries chiffrées), soutenir les alternatives éthiques, développer une alphabétisation numérique critique, et s’engager dans les débats publics sur la gouvernance du numérique. Ces actions individuelles, multipliées et coordonnées, contribuent à l’émergence de modèles alternatifs.
L’intelligence artificielle aggrave-t-elle ce phénomène ?
Oui, l’IA générative marque une intensification du néo-colonialisme numérique. En centralisant le pouvoir de création culturelle entre quelques mains et en reproduisant les biais de leurs données d’entraînement (majoritairement occidentales), ces systèmes accélèrent l’homogénéisation des perspectives mondiales et renforcent la dépendance technologique des pays du Sud.
Les régulations comme le RGPD suffisent-elles ?
Le RGPD constitue une avancée importante mais insuffisante. Il se concentre sur la protection des données personnelles mais n’aborde pas les questions de propriété des infrastructures, les effets systémiques des algorithmes sur les sociétés ou l’homogénéisation culturelle. Une approche holistique combinant régulation, éducation, alternatives technologiques et gouvernance internationale démocratique semble nécessaire.
Bibliographie
Couldry, Nick & Mejias, Ulises. 2019. The Costs of Connection: How Data Is Colonizing Human Life. Stanford : Stanford University Press.numériques alternatifs plus équitables.
Zuboff, Shoshana. 2019. L’Âge du capitalisme de surveillance. Paris : Zulma.
Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
Morozov, Evgeny. 2015. Le Mirage numérique : Pour une politique du Big Data. Paris : Les Prairies Ordinaires.