67 %. C’est le taux d’abstention record enregistré aux dernières élections européennes de 2024 en France. Un chiffre vertigineux qui dépasse même celui des élections régionales de 2021. Partout en Europe, le même constat s’impose : les citoyens désertent massivement les urnes, remettant en question le fondement même de nos démocraties.

Cette crise de confiance institutionnelle ne se limite pas au simple refus de voter. Elle s’accompagne d’une montée des mouvements antidémocratiques, d’une défiance croissante envers les élites politiques et d’une contestation généralisée de l’autorité des experts. Max Weber et Jürgen Habermas, deux figures majeures de la sociologie, nous offrent des clés essentielles pour comprendre cet effondrement de la légitimité démocratique. Sommes-nous réellement à la fin du contrat social moderne ?

La légitimité selon Weber : quand l’autorité perd son fondement

Au début du XXe siècle, Max Weber pose dans Économie et société (1922) une question fondamentale : qu’est-ce qui fait qu’un pouvoir est accepté comme légitime par ceux qui lui obéissent ? Pour Weber, toute forme de domination politique repose sur la croyance en sa légitimité.

Weber distingue trois types purs de domination légitime. La domination traditionnelle s’appuie sur la sainteté des traditions ancestrales (monarchie héréditaire). La domination charismatique repose sur les qualités exceptionnelles d’un leader (prophète, héros révolutionnaire). Enfin, la domination légale-rationnelle se fonde sur la croyance en la légalité des règles établies et le droit de commander de ceux qui exercent l’autorité.

💡 DÉFINITION : Domination légitime

La domination légitime désigne une forme d’autorité politique acceptée volontairement par ceux qui s’y soumettent, parce qu’ils croient en son bien-fondé. Ce n’est pas la force qui maintient le pouvoir, mais l’adhésion intime des citoyens à sa justification.

Exemple : Un président démocratiquement élu exerce une domination légitime parce que les citoyens reconnaissent la validité du processus électoral qui l’a porté au pouvoir.

Nos démocraties modernes incarnent la domination légale-rationnelle. Les citoyens obéissent non pas à une personne, mais à un ensemble de règles impersonnelles établies par la loi. Le fonctionnaire, l’élu, le juge n’exercent leur autorité que dans les limites strictes de leurs compétences légales. Cette forme de légitimité suppose une croyance collective dans la rationalité du système, dans l’équité des procédures et dans la neutralité des institutions.

Mais que se passe-t-il lorsque cette croyance s’effrite ? Weber lui-même avait anticipé cette fragilité : la légitimité n’est jamais acquise définitivement. Elle doit être constamment renouvelée, réaffirmée, démontrée. Dès lors que les citoyens cessent de croire en la légalité des règles ou en la compétence de ceux qui les appliquent, c’est tout l’édifice démocratique qui vacille.

L’effondrement contemporain : abstention massive et délégitimation des élites

Les chiffres sont sans appel. En France, l’abstention aux élections législatives de 2022 a atteint 52,5 % au premier tour, un niveau historique pour ce scrutin. Aux élections régionales de 2021, seul un tiers des inscrits s’était déplacé. Cette hémorragie démocratique touche particulièrement les classes populaires et les jeunes générations.

Selon une étude du CEVIPOF (2024), seulement 28 % des Français déclarent faire confiance aux partis politiques, et 35 % au Parlement. Plus frappant encore : 63 % estiment que la démocratie ne fonctionne pas bien dans notre pays. Ces données révèlent une crise profonde de la légitimité démocratique, au sens wébérien du terme.

📊 CHIFFRE-CLÉ

72 % des 18-24 ans se sont abstenus aux élections européennes de 2024, contre 45 % en 1979. L’abstention des jeunes a presque doublé en 45 ans.

Source : IFOP, 2024

Cette délégitimation ne frappe pas seulement les élus. Les experts scientifiques, jadis figures d’autorité incontestées, font désormais l’objet d’une défiance généralisée. La crise sanitaire du Covid-19 a cristallisé ce phénomène : discours contradictoires des autorités, sentiment d’instrumentalisation de la science à des fins politiques, révélations sur les conflits d’intérêts. Le résultat ? Une partie croissante de la population conteste systématiquement toute parole experte, qu’elle émane d’épidémiologistes, d’économistes ou de climatologues.

Parallèlement, les mouvements antidémocratiques gagnent du terrain. Le populisme, sous ses formes de droite comme de gauche, prospère sur cette crise de légitimité. Son discours repose sur une opposition binaire entre un « peuple pur » et des « élites corrompues », dénonçant l’ensemble du système représentatif comme une imposture. Selon Weber, ces mouvements tendent vers une légitimité charismatique, opposant la figure du leader providentiel à la « bureaucratie impuissante » des démocraties libérales.

Comment expliquer cet effondrement ? Pour Weber, la légitimité légale-rationnelle suppose que les institutions démocratiques produisent des résultats tangibles : protection sociale, prospérité économique, sécurité, justice. Or, depuis les années 1980, une partie croissante de la population a le sentiment d’être abandonnée par l’État. Chômage de masse, précarisation du travail, désindustrialisation, inégalités croissantes : l’État semble impuissant à répondre aux attentes fondamentales de ses citoyens.

La crise des Gilets jaunes (2018-2019) illustre parfaitement cette rupture. Au-delà de la question fiscale, c’est le sentiment de mépris des élites et d’invisibilité sociale qui a nourri la colère. « Nous ne sommes rien pour eux » : cette phrase, répétée sur les ronds-points, traduit une perte totale de légitimité du pouvoir politique aux yeux d’une partie de la population. Cette dynamique rejoint les mécanismes de manipulation politique qui creusent le fossé entre gouvernants et gouvernés.

Habermas et la mort de l’État : vers la fin du contrat social ?

Jürgen Habermas, héritier de l’École de Francfort, va plus loin dans son diagnostic. Dans Après l’État-nation (1998), il analyse comment la mondialisation néolibérale détruit les fondements mêmes de la légitimité démocratique moderne.

Pour Habermas, l’État républicain tirait sa légitimité de sa capacité à assurer trois fonctions essentielles : recouvrer des impôts pour financer les services publics, réguler l’économie pour garantir la croissance et l’emploi, et protéger les droits fondamentaux de tous les citoyens. Or, la mondialisation financière a profondément érodé cette capacité normative de l’État. Face aux marchés qui dictent leurs lois, les inégalités sociales se creusent tandis que les citoyens acceptent paradoxalement leur propre servitude.

Les multinationales et les marchés financiers imposent désormais leur loi aux gouvernements nationaux. Menacés par la fuite des capitaux, les États s’engagent dans une course à la déréglementation et à la baisse des impôts sur les plus riches. Habermas écrit : « L’État national perd progressivement sa capacité à recouvrer des impôts, à stimuler la croissance et à assurer par là les bases essentielles de sa légitimité. »

Cette analyse trouve un écho saisissant dans la crise contemporaine. Comment un gouvernement peut-il encore prétendre incarner la souveraineté populaire quand les décisions essentielles échappent au contrôle démocratique ? La politique monétaire est gérée par des banques centrales « indépendantes », les traités de libre-échange sont négociés dans l’opacité, les paradis fiscaux permettent aux plus riches d’échapper à l’impôt.

Le philosophe allemand identifie un paradoxe tragique : « À mesure que les conditions sociales d’une large participation politique sont détruites, les décisions démocratiques, même adoptées d’une façon formellement correcte, perdent leur crédibilité ». Autrement dit, l’élection reste formellement démocratique, mais elle ne garantit plus que les élus pourront réellement transformer la société selon la volonté des citoyens.

Cette impuissance structurelle alimente un cercle vicieux. Les citoyens constatent que voter ne change rien aux politiques menées, quelle que soit la couleur politique du gouvernement. Ils se détournent alors des urnes, ce qui renforce la crise de légitimité et encourage les élites à s’éloigner encore davantage des préoccupations populaires. Les 6 mécanismes de manipulation gouvernementale contribuent à maintenir cette illusion démocratique tout en vidant la participation citoyenne de sa substance.

Habermas pose alors la question cruciale : le contrat social moderne est-il encore viable ? Depuis Rousseau, la démocratie repose sur l’idée qu’en obéissant à la loi, les citoyens n’obéissent qu’à eux-mêmes, puisqu’ils en sont collectivement les auteurs. Mais si les lois essentielles sont dictées par des forces économiques échappant au contrôle démocratique, ce principe fondateur s’effondre.

Pour le sociologue allemand, deux issues sont possibles. La première, pessimiste, mène vers un autoritarisme post-démocratique : les citoyens, lassés d’une démocratie impuissante, se tournent vers des hommes forts promettant de « reprendre le contrôle ». La seconde, plus optimiste, suppose la construction d’une démocratie transnationale capable de réguler les flux financiers et de réimposer une souveraineté populaire à l’échelle européenne ou mondiale.

Mais Habermas lui-même reconnaît la difficulté de cette seconde voie : comment créer une légitimité démocratique au-delà de l’État-nation, alors que celle-ci repose traditionnellement sur le sentiment d’appartenance à une communauté politique partagée ?

Conclusion

La crise actuelle de la légitimité démocratique n’est ni un accident ni un simple « malaise » passager. Elle traduit une transformation structurelle profonde, analysée avec acuité par Weber et Habermas. Lorsque les institutions perdent leur capacité à transformer la volonté collective en politiques effectives, lorsque les élites semblent déconnectées des réalités vécues par les citoyens ordinaires, c’est le fondement même de la domination légitime qui se fissure.

L’abstention massive, la montée des populismes et la défiance généralisée ne sont que les symptômes visibles d’une maladie plus profonde : l’incapacité de nos démocraties à assurer la fonction qu’elles promettent depuis deux siècles, à savoir permettre au peuple de se gouverner lui-même.

Sommes-nous vraiment condamnés à assister à la fin du contrat social moderne ? Ou existe-t-il encore une possibilité de refonder la légitimité démocratique sur de nouvelles bases, adaptées aux défis du XXIe siècle ? Le contrat social 2.0 propose quelques pistes pour réinventer la démocratie participative, mais la route reste longue.

Et vous, faites-vous encore confiance aux institutions démocratiques ? Partagez votre expérience en commentaire ou découvrez comment la violence symbolique maintient les structures de domination malgré la perte de légitimité apparente.


📚 POUR ALLER PLUS LOIN :

→ L’éthique de la discussion d’Habermas à l’ère des fake news : un défi pour la démocratie moderne → Démocratie : les 6 mécanismes de manipulation gouvernementale → Le contrat social 2.0 : réinventer la démocratie participative à l’ère numérique → La théorie de la violence symbolique de Bourdieu

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FAQ

Qu’est-ce que la légitimité démocratique ?

La légitimité démocratique désigne l’acceptation volontaire de l’autorité politique par les citoyens, fondée sur la croyance en la légalité des règles et la rationalité du système. Selon Max Weber, elle caractérise les démocraties modernes où l’on obéit non à des personnes mais à des lois établies démocratiquement. Cette légitimité suppose que les institutions produisent des résultats concrets et respectent la volonté populaire.

Pourquoi l’abstention électorale augmente-t-elle ?

L’abstention massive s’explique par une perte de confiance dans la capacité du système représentatif à changer réellement les choses. Les citoyens constatent que les politiques menées varient peu quel que soit le gouvernement élu, car les décisions essentielles échappent au contrôle démocratique (mondialisation, marchés financiers). Cette impuissance structurelle crée un sentiment d’inutilité du vote, particulièrement marqué chez les classes populaires et les jeunes.

Comment Weber définit-il les trois types de légitimité ?

Weber distingue trois formes pures de domination légitime. La domination traditionnelle repose sur les coutumes et l’autorité héréditaire (monarchie). La domination charismatique s’appuie sur les qualités exceptionnelles d’un leader (prophète, chef révolutionnaire). La domination légale-rationnelle, caractéristique des démocraties, se fonde sur la croyance en la légalité des règles établies et la compétence des autorités élues. Chaque type génère un mode différent d’obéissance politique.

Quelle est la différence entre légalité et légitimité ?

La légalité désigne la conformité formelle d’un acte à la loi en vigueur. La légitimité renvoie à l’acceptation morale et sociale de cette loi par les citoyens. Un pouvoir peut être parfaitement légal (élu selon les procédures) mais illégitime aux yeux de la population s’il perd sa crédibilité. Inversement, certains mouvements de résistance illégaux peuvent être perçus comme légitimes s’ils défendent des valeurs fondamentales.

Que propose Habermas face à la crise de légitimité ?

Habermas analyse comment la mondialisation détruit la capacité normative de l’État-nation. Il suggère deux issues : soit la dérive autoritaire vers des régimes forts, soit la construction d’une démocratie transnationale capable de réguler les marchés à l’échelle européenne ou mondiale. Cette seconde voie suppose de créer de nouvelles formes de légitimité démocratique au-delà du cadre national, un défi immense face au sentiment d’appartenance à des communautés politiques traditionnellement nationales.


Bibliographie

  • Weber, Max. 1922. Économie et société. Paris : Plon (réédition 1995).
  • Habermas, Jürgen. 1998. Après l’État-nation. Une nouvelle constellation politique. Paris : Fayard (traduction 2000).
  • Rosanvallon, Pierre. 2008. La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité. Paris : Seuil.
  • CEVIPOF. 2024. Baromètre de la confiance politique – Vague 15. Paris : Sciences Po.

Article rédigé par Élisabeth de Marval | 15 janvier 2026 | Questions Contemporaines | Temps de lecture : 8 min

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