21 heures, un soir de janvier. Soudain, l’obscurité. Plus de lumière, plus de chauffage, plus d’internet. Votre smartphone s’éteint dans les heures qui suivent. Les supermarchés ferment, leurs systèmes de paiement hors service. Les transports s’arrêtent. En quelques heures, la ville sombre dans un chaos que personne n’avait anticipé.
Ce scénario n’a rien de science-fiction. Il révèle une réalité que nous préférons ignorer : notre dépendance énergétique urbaine totale. Michel Foucault l’aurait analysé comme l’incarnation la plus aboutie du pouvoir invisible, celui qui nous contrôle sans que nous le percevions. L’infrastructure électrique n’est pas un simple service technique. Elle constitue le dispositif central d’un système d’asservissement silencieux et total.
Le panoptique énergétique : Foucault et l’infrastructure de contrôle
Michel Foucault, dans Surveiller et punir (1975), décrit comment le pouvoir moderne ne s’exerce plus par la violence physique mais par des dispositifs de surveillance et de normalisation. Sa métaphore du panoptique illustre cette transformation : une prison circulaire où les détenus sont constamment visibles sans jamais voir le gardien. Le pouvoir devient invisible, intériorisé.
L’infrastructure électrique fonctionne exactement selon cette logique. Elle vous surveille sans que vous le perceviez, elle vous contraint sans que vous vous rebelliez, elle vous normalise en vous rendant conforme à un mode de vie standardisé.
💡 DÉFINITION : Pouvoir invisible
Le pouvoir invisible désigne, chez Foucault, les mécanismes de contrôle qui s’exercent sans coercition apparente. Ils ne reposent pas sur la menace ou la force, mais sur l’organisation de l’espace, du temps et des comportements. L’infrastructure urbaine incarne ce pouvoir : elle structure nos vies sans que nous questionnions cette emprise.
Exemple : Le réseau électrique vous oblige à vivre selon ses horaires (heures pleines/creuses), ses normes (voltage standardisé) et sa logique centralisée, sans que vous perceviez cette contrainte comme une domination.
Foucault introduit également le concept de bio-pouvoir, cette forme de gouvernementalité qui cible la population dans son ensemble, en régulant ses conditions de vie. L’électrification massive des villes au XXe siècle constitue l’un des exemples les plus aboutis de bio-pouvoir : en contrôlant l’énergie, on contrôle les corps, les rythmes, les possibilités d’existence.
Dans La volonté de savoir (1976), Foucault explique que le pouvoir moderne ne dit plus « tu ne dois pas », mais « tu peux, à condition de ». L’infrastructure électrique illustre parfaitement ce mécanisme : vous pouvez vivre, travailler, communiquer… à condition d’être connecté au réseau. La liberté promise masque une dépendance absolue.
La ville électrifiée : anatomie d’une dépendance totale
La ville moderne consomme en moyenne 1 500 kWh par habitant et par an en France (données RTE, 2023). Cette électricité alimente bien plus que l’éclairage : elle fait fonctionner les ascenseurs, les systèmes de chauffage et de climatisation, les réfrigérateurs, les ordinateurs, les téléphones, les distributeurs de billets, les pompes à eau, les feux de circulation, les hôpitaux.
Sans électricité, la ville s’effondre en quelques heures. Le blackout géant qui a frappé le nord-est des États-Unis en août 2003 l’a démontré : 50 millions de personnes privées d’électricité pendant plusieurs jours. Résultat ? Pillages, interruption des services d’urgence, paralysie totale des transports, pertes économiques estimées à 6 milliards de dollars.
📊 CHIFFRE-CLÉ
73% des Français déclarent ne pas pouvoir se passer d’électricité plus de 24 heures sans conséquences graves sur leur vie quotidienne (Enquête CREDOC, 2022). Ce chiffre monte à 89% en milieu urbain, contre seulement 41% en milieu rural.
Source : CREDOC, 2022
Comparez cette vulnérabilité urbaine avec la résilience d’un village ou d’une communauté en milieu naturel. Dans une zone rurale non électrifiée, les habitants savent faire du feu, cultiver, conserver les aliments sans réfrigération, se repérer sans GPS, communiquer sans téléphone. Leurs compétences pratiques garantissent leur survie.
En ville, ces savoirs ont disparu. Vous dépendez entièrement du réseau pour vos besoins les plus élémentaires : manger (supermarchés réfrigérés), boire (pompes électriques pour l’eau courante), vous chauffer (chaudières électroniques), communiquer (internet, téléphone), vous déplacer (métro, trains, feux de signalisation). L’urbanité moderne repose sur une amnésie collective des compétences d’autonomie.
Cette dépendance systémique crée une vulnérabilité sans précédent historique. Comme le souligne l’économiste Daniel Estulin, l’infrastructure énergétique centralisée constitue « le mécanisme de contrôle le plus puissant jamais conçu » : elle crée une dépendance comparable à celle du toxicomane face à sa drogue.
Le catalogue de l’asservissement électrique
Prenons conscience du spectre complet de cette dépendance :
Survie immédiate : Réfrigération des aliments, eau potable (stations de pompage), chauffage urbain, ventilation.
Mobilité : Métros, tramways, trains, feux de circulation, stations-service (pompes électriques), recharge des véhicules électriques.
Communication : Téléphones, internet, réseaux sociaux, GPS, médias.
Services vitaux : Hôpitaux (appareils médicaux), banques (DAB, paiements électroniques), pharmacies.
Sécurité : Alarmes, éclairage public, caméras de surveillance.
Chacun de ces éléments vous lie au réseau. Chaque lien est une chaîne invisible que vous ne percevez que lorsqu’elle se brise.
L’infrastructure comme chaîne invisible : de l’autonomie à l’asservissement
L’histoire de l’électrification urbaine est celle d’une dépossession progressive. En 1900, la majorité des urbains savaient encore produire du feu, réparer leurs outils, cultiver un potager, coudre leurs vêtements. L’arrivée massive de l’électricité a transformé ces compétences en commodités obsolètes.
Pierre Bourdieu analyserait ce processus comme une forme de violence symbolique : l’infrastructure électrique impose une nouvelle norme de confort et de modernité, rendant l’autonomie énergétique archaïque et arriérée. Refuser l’électricité devient synonyme de pauvreté, d’exclusion sociale, de retard civilisationnel.
Le sociologue Jean Ziegler parle de violence structurelle pour désigner ces mécanismes qui, sans recourir à la coercition physique directe, organisent l’exploitation et la domination. L’infrastructure électrique incarne cette violence : elle ne vous force pas physiquement, mais elle structure votre environnement de telle façon que vous n’avez pas d’autre choix que d’y participer.
Ziegler écrit dans Les nouveaux maîtres du monde : « L’empire du capital mondialisé est quasiment invisible. Les personnes immortelles [les grandes corporations] règnent dans l’ombre. Pourquoi se fatiguer à convaincre les récalcitrants ? Le silence minéral dont elles s’entourent va de soi. » L’infrastructure énergétique fonctionne exactement ainsi : personne ne vous explique pourquoi vous devez dépendre du réseau. Cette dépendance est présentée comme allant de soi, naturelle, inévitable.
L’économiste John Perkins, dans Les confessions d’un assassin financier, décrit comment les grands projets d’infrastructure (barrages, réseaux électriques) servent à asservir les populations : « Mon travail consistait à convaincre les gouvernements de contracter d’énormes emprunts pour des projets qui assureraient leur dépendance financière à long terme. » L’électrification crée une dépendance similaire : une fois connecté, vous ne pouvez plus vous déconnecter sans perdre l’accès à l’essentiel.
Cette analyse rejoint la critique de la technologie développée par Ivan Illich. Pour Illich, au-delà d’un certain seuil, les outils modernes cessent de servir l’humain et l’asservissent. L’électricité a franchi ce seuil : initialement conçue pour faciliter la vie, elle est devenue une nécessité absolue dont la privation équivaut à une mort sociale.
Et si la lumière s’éteignait ? Réflexions sur la vulnérabilité urbaine
Les sociétés hyperconnectées sont les plus vulnérables. Une cyberattaque sur le réseau électrique français pourrait, selon un rapport de l’ANSSI (2021), plonger le pays dans le chaos en moins de 48 heures. Le scénario d’un blackout généralisé n’est plus de la science-fiction : il constitue l’une des principales menaces identifiées par les services de sécurité nationaux.
Cette fragilité pose une question fondamentale : jusqu’où acceptons-nous de dépendre d’une infrastructure centralisée que nous ne contrôlons pas ? L’autonomie énergétique n’est-elle pas une condition de la liberté politique ?
Des alternatives existent. Le mouvement des low-tech promeut des technologies simples, réparables, accessibles, qui rendent possible une certaine autonomie : poêles à bois performants, systèmes de récupération d’eau de pluie, panneaux solaires individuels, jardins partagés. La décentralisation énergétique (micro-réseaux, autoconsommation) réduit la vulnérabilité en diversifiant les sources.
Mais ces solutions demeurent marginales. La ville électrifiée préfère ignorer sa fragilité plutôt que de questionner son modèle. Comme l’écrit Foucault, le pouvoir le plus efficace est celui que nous intériorisons au point de ne plus le percevoir comme une contrainte. Nous avons appris à aimer nos chaînes électriques, à les confondre avec la liberté elle-même.
Conclusion
L’infrastructure électrique urbaine n’est pas un simple réseau technique. Elle constitue le dispositif central d’un système de contrôle invisible qui vous rend totalement dépendant. Foucault dirait : c’est le panoptique parfait, celui où vous êtes prisonnier sans même percevoir les barreaux.
La dépendance énergétique révèle notre vulnérabilité collective face aux systèmes centralisés. Elle pose la question essentielle de l’autonomie : sommes-nous vraiment libres si notre survie dépend entièrement d’une infrastructure que nous ne contrôlons pas ?
Et vous, combien de jours pourriez-vous survivre sans électricité ? Cette question n’est pas théorique. Elle mesure votre degré d’asservissement réel.
📚 POUR ALLER PLUS LOIN :
→ CRÉER : Bourdieu et la violence symbolique : quand la domination devient invisible → CRÉER : Ivan Illich et la critique de la technologie : outils conviviaux vs outils asservissants → CRÉER : Autonomie énergétique : utopie ou nécessité politique ? → CRÉER : Résilience urbaine face aux crises : que faire quand tout s’effondre ?
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FAQ
Pourquoi sommes-nous si dépendants de l’électricité en ville ?
La ville moderne a été conçue autour de l’infrastructure électrique. Tous les services essentiels (eau, chauffage, transport, communication, alimentation) nécessitent de l’électricité pour fonctionner. Cette dépendance n’est pas naturelle mais résulte de choix d’aménagement qui ont progressivement éliminé toute autonomie énergétique individuelle.
Comment Foucault explique-t-il le pouvoir invisible ?
Foucault montre que le pouvoir moderne ne s’exerce plus par la violence directe mais par des dispositifs de surveillance et de normalisation qui structurent notre environnement. L’infrastructure électrique incarne ce pouvoir : elle contraint nos vies sans coercition apparente, en rendant certains comportements possibles et d’autres impossibles.
Que se passerait-il en cas de blackout généralisé en ville ?
Un blackout de plus de 48 heures provoquerait l’effondrement des services vitaux : plus d’eau potable (pompes arrêtées), plus de nourriture (chaîne du froid rompue), paralysie des transports, impossibilité de communiquer, fermeture des banques et commerces. Les études prévoient un chaos social rapide, comme l’a démontré le blackout de New York en 2003.
Peut-on retrouver une certaine autonomie énergétique en ville ?
Oui, mais de façon limitée. Les solutions incluent : panneaux solaires individuels, systèmes de récupération d’eau, jardins partagés, réapprentissage de compétences pratiques (faire du feu, conserver sans réfrigération). La vraie autonomie nécessiterait cependant une transformation radicale de l’urbanisme vers des modèles décentralisés et résilients.
Bibliographie
- Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
- Foucault, Michel. 1976. Histoire de la sexualité I : La volonté de savoir. Paris : Gallimard.
- Ziegler, Jean. 2002. Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent. Paris : Fayard.
- Perkins, John. 2004. Confessions of an Economic Hit Man. San Francisco : Berrett-Koehler Publishers. (Traduction française : Les confessions d’un assassin financier, 2005).
- ANSSI. 2021. Rapport sur les menaces cyber contre les infrastructures critiques. Paris : Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information.
- CREDOC. 2022. Enquête sur la dépendance énergétique des ménages français. Paris : Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie.
Article rédigé par Élisabeth de Marval | Octobre 2025 | Questions Contemporaines | Temps de lecture : 7 min