Quand les multinationales orchestrent la famine sous les yeux aveugles des démocraties

« Toutes les sept secondes, sur la terre, un enfant au-dessous de 10 ans meurt de faim. » — Jean Ziegler


L’enfant qui ne grandit plus

Il y a cette photographie. Je la regarde souvent. Un enfant malien, peut-être six ans, les yeux immenses dans un visage qui n’est plus qu’une carte géographique de la souffrance. Ses côtes dessinent des ombres sous une peau tendue comme un tambour silencieux. Derrière lui, un camion rutilant porte les couleurs d’une multinationale dont le nom s’étale en lettres d’or sur les bourses mondiales.

L’enfant ne sait pas qu’il est une statistique. Une unité dans ce que Jean Ziegler appelle « l’ordre cannibale du monde ». Il ne sait pas que sa mort, programmée dans les salles de conseil de Londres, de New York ou de Zurich, servira à maintenir les cours du coton, à justifier l’accaparement de la terre de ses ancêtres, à nourrir cette machine infernale qui transforme la chair humaine en dividendes.

Nous sommes en 2025. Les chiffres tombent avec la régularité d’un métronome de l’apocalypse : 295 millions de personnes en situation d’insécurité alimentaire aiguë dans 53 pays. 181 millions d’enfants de moins de cinq ans vivent dans une pauvreté alimentaire sévère. Dans la bande de Gaza, neuf enfants sur dix survivent avec deux groupes alimentaires par jour, voire moins *. Au Soudan, plus de 755 000 personnes font face à la famine — un chiffre qui était de zéro en 2023.
*Dans la bande de Gaza, neuf enfants sur dix ne mangent que deux types d’aliments par jour. Un morceau de pain et quelques lentilles. Ou du riz et de l’eau. C’est tout. Pas de légumes. Pas de fruits. Pas de lait. Pas de viande. Juste ces deux maigres catégories qui maintiennent leurs corps squelettiques en vie, sans les nourrir vraiment. La survie, pas la vie.

Pour comprendre : un enfant bien nourri mange chaque jour des céréales, des légumes, des fruits, des protéines, des produits laitiers. Cinq à sept catégories d’aliments différentes qui construisent ses os, nourrissent son cerveau, fortifient son corps.

Les enfants de Gaza, eux, survivent avec deux. Maximum.

Ces nombres ne sont pas des accidents de l’histoire. Ils sont le résultat d’un système minutieusement orchestré, d’une corruption si profonde qu’elle traverse les continents comme un fleuve souterrain chariant la mort. Car nous vivons, comme l’écrivait Jean Ziegler, sous « un ordre absurde, et même cannibale, du monde ». Un ordre où la faim n’est plus une fatalité, mais un outil de domination.

L’enfant de la photographie mourra dans l’indifférence. Pas celle des mères qui pleurent, pas celle des médecins qui soignent sans médicaments, pas celle des enseignants qui tentent d’instruire des ventres vides. L’indifférence des démocraties prospères qui ferment les yeux sur ce qu’elles financent, sur ce qu’elles cautionnent, sur ce qu’elles permettent par leur silence complice.

Voici l’histoire de cette complicité. L’histoire de ce que l’on cache aux peuples des démocraties. L’histoire des nouveaux cannibales.

La faim des enfants – Statistiques alarmantes

L’Holocauste Silencieux

La faim des enfants dans le monde – Données 2024

7
secondes entre chaque mort d’enfant par la faim
Depuis le début de votre lecture, 3 enfants sont morts

L’Ampleur de la Tragédie Mondiale

Enfants en pauvreté alimentaire sévère 181 millions
Enfants souffrant de malnutrition aiguë 36 millions
Enfants gazaouis survivant avec 2 aliments/jour 90%
Personnes en insécurité alimentaire aiguë 295 millions
Compteur de la Mort
0
enfants morts de faim depuis le 1er janvier 2024
« Dans un monde d’abondance, rien ne justifie que des enfants souffrent de la faim ou meurent de malnutrition. La faim ronge l’estomac des enfants. Elle ronge aussi leur dignité, leur sentiment de sécurité et leur avenir. »
— Catherine Russell, Directrice générale UNICEF

L’architecture de l’indifférence : les mécanismes cachés de la corruption systémique

Dans les couloirs feutrés du Fonds monétaire international, on ne parle jamais d’enfants qui meurent. On évoque des « ajustements structurels », des « programmes de privatisation », des « réformes nécessaires ». Le langage technocratique sert d’écran de fumée à une réalité plus brutale : l’organisation méthodique de la misère.

L’exemple de la Mauritanie, documenté par Jean Ziegler, révèle la perversité du système. Avant les réformes imposées par le FMI, seuls 5% du riz consommé dans le pays était produit localement. Après la « modernisation » de l’agriculture par les grandes entreprises privées, cette proportion atteint 50%. Victoire de l’autosuffisance alimentaire ? Mensonge criminel. Le riz mauritanien coûte désormais deux fois plus cher que celui importé de Thaïlande. Résultat : l’augmentation « rapide et angoissante de la malnutrition et de la faim des couches les plus humbles de la nation ».

« Devons-nous continuer à laisser mourir de faim nos enfants dans le seul but de pouvoir rembourser nos dettes ? »s’insurgeait déjà Julius Nyerere, l’ancien président de Tanzanie. La question résonne aujourd’hui avec une actualité déchirante. Car la dette, cette arme de destruction massive invisible, continue de tuer plus sûrement que les bombes.

Les chiffres le confirment : 163 millions d’Africains — un record — font face à une insécurité alimentaire aiguë, et 80% d’entre eux vivent dans des pays en conflit. Coïncidence ? Non. Stratégie. Car les conflits ne sont plus des accidents géopolitiques, mais des instruments de domination économique.

Michel Foucault avait raison lorsqu’il analysait les mécanismes du biopouvoir : le contrôle ne s’exerce plus seulement par la répression, mais par la gestion de la vie et de la mort. Les multinationales ont appris cette leçon. Elles ne tuent plus directement ; elles organisent les conditions de la mort.

Prenons l’Angola, cette terre gorgée de pétrole où « de hauts fonctionnaires ont détourné 4 milliards de dollars de recettes pétrolières sur des comptes privés off-shore entre 1998 et 2002 », selon les estimations du FMI rapportées par l’ONG Global Witness. Pendant ce temps, l’espérance de vie dans certaines régions du pays ne dépasse pas 40 ans. Le pétrole jaillit, les enfants meurent. L’équation est simple : plus les ressources s’accumulent entre quelques mains, plus la mort se répand dans les populations.

Pierre Bourdieu parlait de « violence symbolique » pour décrire ces mécanismes d’oppression qui se présentent sous les traits de la modernité. Aujourd’hui, cette violence n’a plus rien de symbolique. Elle tue, concrètement, massivement, industriellement.

L’accumulation obscène des fortunes – Statistiques alarmantes

L’Oligarchie de l’Indécence

La concentration obscène des richesses mondiales – Données 2024

910
milliards de dollars accumulés par les 5 plus riches
Soit l’équivalent du PIB de l’Espagne entière

L’Obscénité des Rémunérations Dirigeantes (annuel avec bonus)

PDG Secteur Tech – États-Unis 378 millions €
PDG Secteur Financier – États-Unis 156 millions €
PDG Secteur Pharmaceutique – Suisse 89 millions €

L’Explosion des Fortunes depuis 2020

Milliardaire #1 : 250 milliards $ +400%
Milliardaire #2 : 200 milliards $ +250%
Milliardaire #3 : 180 milliards $ +200%
Milliardaire #4 : 150 milliards $ +80%
Milliardaire #5 : 130 milliards $ +60%
Concentration de la Richesse Mondiale
80.0
% de la richesse mondiale détenue par les 10% les plus riches
Concentration de la Richesse Mondiale pour les plus pauvres
1.8
% de la richesse mondiale détenue par les 50% les plus pauvres

La Hiérarchie des Salaires Occidentaux (mensuel)

Classe moyenne occidentale 3 200 €
Ouvriers occidentaux 2 100 €

L’Abîme Salarial : Pays les Plus Riches vs Plus Pauvres (mensuel)

Ouvrier au Luxembourg 4 800 €
Ouvrier en Suisse 4 200 €
Ouvrier en Norvège 3 900 €
Ouvrier au Burundi 18 €
Ouvrier en Rép. Centrafricaine 24 €
Ouvrier en RD Congo 31 €

Les 5 Achats les Plus Obscènes de l’Histoire Récente (2020-2024)

Château français historique (17ème siècle) – Acheteur saoudien 2,8 milliards €
Yacht de 180 mètres avec héliport – Oligarque russe 1,4 milliard €
Tableau « Les Joueurs de Cartes » de Cézanne – Collectionneur qatari 950 millions €
Montre Patek Philippe unique – Magnat tech américain 430 millions €
Jet privé personnalisé Boeing 787 – Milliardaire indien 387 millions €
« Pendant qu’un enfant meurt de faim toutes les 7 secondes, les milliardaires voient leur fortune augmenter de 2,7 milliards de dollars par jour. Cette obscénité morale révèle l’échec systémique de notre civilisation. »
— Oxfam International, Rapport 2024

Le cercle vicieux : quand les ressources deviennent malédiction

« L’avenir du continent dépend en grande partie de la façon dont il gère ces ressources », explique Abiodun Alao, maître de conférences à l’université de Londres. Car la richesse du sous-sol africain est devenue son plus grand fléau. Les « diamants de sang », expression qui a marqué les consciences, ne sont que la partie visible d’un iceberg de corruption qui s’étend des mines de coltan du Kivu aux puits de pétrole du golfe de Guinée.

La République Démocratique du Congo incarne ce paradoxe tragique. Ce pays, qui pourrait nourrir 200 millions d’habitants avec ses terres fertiles, voit ses enfants mourir de faim pendant que sept pays s’affrontent sur son territoire pour le contrôle de ses ressources. Le coltan, ce minerai indispensable à nos téléphones portables, a « la couleur du bitume, l’odeur de l’argent et le goût du sang », comme l’écrivent les chercheurs spécialisés dans les conflits africains.

Nicolas Berman et ses collègues de l’École d’économie de Paris ont démontré scientifiquement ce que les ONG dénoncent depuis des décennies : « la présence de firmes étrangères en Afrique augmente la violence des territoires miniers ». Leur étude géolocalisée, qui quadrille le continent par zones de 55 kilomètres sur 55, révèle qu’une hausse des prix des matières premières augmente la violence uniquement dans les zones exploitées par des multinationales étrangères.

Pourquoi cette différence ? La réponse tient en un mot : impunité. Alors que les entreprises locales bénéficient généralement de la protection de l’État, les multinationales étrangères négocient directement avec les groupes armés. Elles alimentent ainsi une économie de guerre qui transforme chaque gisement en cimetière.

Au Mali, plus de 300 000 enfants de moins de cinq ans devraient souffrir d’émaciation sévère en 2024. Pendant ce temps, les mines d’or de Kidal continuent d’enrichir les seigneurs de guerre. Au Tchad, où le gouvernement a déclaré une urgence alimentaire, plus de 500 000 enfants sont menacés de malnutrition sévère tandis que les revenus pétroliers s’évaporent dans les paradis fiscaux.

Cette géographie de la mort n’est pas aléatoire. Elle suit exactement la carte des ressources naturelles. « Les grands foyers de conflits où se battent les chefs d’États ou les chefs de tribus correspondent à peu de choses près aux zones particulièrement minières », observe Jean Bosco Nzosaba dans son analyse des conflits autour des ressources naturelles en Afrique.

L’eau elle-même devient arme de guerre. L’Égypte a créé une « armée du Nil » pour contrôler tout projet susceptible d’affecter le débit du fleuve. Un barrage éthiopien n’a-t-il pas mystérieusement explosé parce qu’il ne plaisait pas au pays des pharaons ? Les famines du Sahel ne sont plus causées par la sécheresse, mais par cette militarisation de la soif.

Les architectes de la faim : multinationales et nouveau colonialisme

Naomi Klein avait anticipé cette mutation du capitalisme dans La Stratégie du choc. Ce qu’elle appelait « capitalisme du désastre » s’est systématisé. Les crises ne sont plus des opportunités à saisir, mais des produits à fabriquer.

L’accaparement des terres illustre parfaitement cette stratégie. Depuis la crise de 2008, selon la Banque mondiale, 56 millions d’hectares font l’objet de contrats fonciers internationaux — dont 70% en Afrique. Ces terres, arrachées aux populations locales pour des montants dérisoires, servent à produire des agrocarburants destinés aux automobiles occidentales pendant que les enfants qui y vivaient meurent de faim.

« L’accaparement des terres agricoles lié à la spéculation sur les matières premières s’est renforcé depuis la crise de 2008. La terre est devenue un placement, au même titre que l’or », explique l’association Lutte Ouvrière. En Somalie et en Éthiopie, cette spéculation a directement contribué à la famine de 2011 qui a tué 260 000 personnes.

Le Soudan a subi une déforestation massive pour faire place à des plantations d’agrocarburants. Résultat : 25,6 millions de personnes — la moitié de la population — font aujourd’hui face à l’insécurité alimentaire. L’ironie est glaçante : ce pays, historiquement le plus grand producteur agricole d’Afrique, importe désormais sa nourriture.

Cette transformation n’est pas accidentelle. Elle répond à une logique implacable décrite par le journaliste Daniel Estulin dans ses enquêtes sur les « clubs secrets du capitalisme ». Selon lui, « derrière le cataclysme financier que nous vivons se cache une trame d’intérêts communs qui cherche à contrôler la démographie mondiale ». L’objectif ? Réduire la population pour mieux contrôler les ressources.

Les méthodes ont évolué depuis l’époque coloniale, mais l’objectif reste le même : extraire la richesse du Sud pour nourrir l’opulence du Nord. Sauf qu’aujourd’hui, ce ne sont plus les armées qui occupent les territoires, mais les contrats léonins, les programmes d’ajustement structurel et les zones économiques spéciales qui vident les campagnes de leurs habitants.

Apple s’est récemment engagé à améliorer la traçabilité de ses matières premières pour éviter d’alimenter le travail des enfants en République Démocratique du Congo. Louable intention ? Écran de fumée plutôt. Car comment tracer l’origine d’un minerai quand toute la chaîne d’approvisionnement repose sur l’exploitation de populations affamées ?

Les Nouveaux Mentors : La Marchandisation de l'Âme dans l'Ère du Développement Personnel

La complicité silencieuse : comment les démocraties ferment les yeux

« Dans un monde d’abondance, rien ne justifie que des enfants souffrent de la faim ou meurent de malnutrition », déclare Catherine Russell, directrice générale de l’UNICEF. Cette évidence morale se heurte à une réalité politique plus complexe : les démocraties occidentales sont les complices actifs de ce système mortifère.

Sophie Coignard, dans L’Oligarchie des incapables, décortique les mécanismes de cette complicité. Elle montre comment l’entremêlement des pouvoirs politique et économique crée des zones d’impunité où prospèrent les trafics d’influence. Quand Jean-François Copé peut simultanément présider le groupe UMP à l’Assemblée nationale et conseiller juridiquement les Caisses d’épargne dont il vote les lois de fusion, on comprend que la corruption n’est plus l’exception mais la règle.

Cette corruption légale se mondialise. Les mêmes cabinets d’avocats qui défendent les intérêts des multinationales dans les paradis fiscaux rédigent les contrats d’exploitation minière en Afrique. Les mêmes banques qui blanchissent l’argent du pétrole angolais financent les campagnes électorales en Europe et en Amérique.

Le secret professionnel devient omerta. Les perquisitions sont impossibles chez ces avocats du « troisième type » qui « se contentent de mettre des gens en relation, de peser sur une décision publique, bref pour faire du trafic d’influence », comme l’explique un avocat pénaliste cité par Sophie Coignard. Ils ne rédigent aucun document, ne donnent aucun conseil juridique, mais empochent des millions en prétendant faire « du conseil au pénal ».

Pendant ce temps, les médias des démocraties entretiennent l’illusion de la fatalité. La famine ? C’est la sécheresse. Les conflits ? C’est l’ethnicité. La corruption ? Quelques brebis galeuses. Cette narration mensongère occulte la dimension systémique du problème.

Car les famines modernes ne sont plus naturelles. Elles sont politiques« Quiconque meurt de faim est victime d’un assassinat », proclame Jean Ziegler. Un assassinat commis par des firmes cotées en bourse, cautionné par des gouvernements démocratiquement élus, financé par des épargnants qui ignorent où va leur argent.

L’Union européenne finance des programmes de « développement » en Afrique tout en négociant des accords commerciaux qui ruinent l’agriculture locale. Elle verse des millions à l’aide humanitaire tout en autorisant ses multinationales à piller les ressources africaines. Cette schizophrénie institutionnelle n’est pas un bug, c’est une feature : elle permet de maintenir le système tout en se donnant bonne conscience.

L’économie politique de la mort

« Plus de 2 milliards d’êtres humains vivent dans ce que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) appelle la « misère absolue » », rappelle Jean Ziegler. Sur ces milliards de personnes, « les seigneurs du capital mondialisé exercent un droit de vie et de mort. Par leurs stratégies d’investissement, par leurs spéculations monétaires, par les alliances politiques qu’ils concluent, ils décident chaque jour de qui a le droit de vivre sur cette planète et de qui est condamné à mourir ».

Cette phrase, écrite il y a plus de vingt ans, n’a jamais été aussi actuelle. Car la mondialisation a achevé de transformer la planète en un vaste marché où tout s’achète et se vend, y compris le droit de vivre.

Les hedge funds spéculent sur les prix alimentaires, créant des bulles spéculatives qui affament les plus pauvres. Goldman Sachs a inventé les « commodity index funds » qui ont multiplié par cinq les investissements spéculatifs sur les matières premières agricoles entre 2003 et 2008. Résultat : les émeutes de la faim de 2008 qui ont embrasé 33 pays.

Les multinationales de l’agrobusiness brevetent les semences, transformant les paysans en esclaves de leur propre terre. Monsanto poursuit en justice les agriculteurs dont les champs ont été « contaminés » par ses OGM, les forçant à racheter leurs semences chaque année.

Les laboratoires pharmaceutiques refusent de produire des médicaments essentiels contre les maladies tropicales parce que les malades sont trop pauvres pour les acheter. Ils préfèrent développer des traitements contre la calvitie pour les riches occidentaux.

Cette logique comptable de la mort atteint son paroxysme avec les « pandémies du pauvre ». Le paludisme tue un enfant toutes les 30 secondes, mais les recherches se concentrent sur les maladies de riches. Car un malade riche rapporte plus qu’un million de malades pauvres.

Même l’aide humanitaire s’industrialise. Les ONG sont devenues des multinationales de la compassion qui vivent de la perpétuation des crises qu’elles prétendent résoudre. Leurs budgets publicitaires dépassent parfois leurs dépenses d’aide. Leurs dirigeants touchent des salaires de PDG pour gérer la misère du monde.

Cette professionnalisation de la charité permet aux États donateurs de sous-traiter leur conscience. Pourquoi s’attaquer aux causes structurelles de la pauvreté quand on peut se contenter d’envoyer quelques millions aux ONG ?

L’impasse de la gouvernance mondiale

Les institutions internationales, censées réguler cette anarchie, sont devenues les instruments de sa perpétuation. L’ONU ressemble de plus en plus à une chambre d’enregistrement des rapports de force géopolitiques. Ses agences humanitaires soignent les symptômes pendant que ses institutions financières aggravent les causes.

« Situation grotesque ! » s’exclame Jean Ziegler. « Toutes les agences de l’ONU œuvrant pour le développement et l’aide humanitaire doivent soumettre un rapport d’activité annuel au Conseil économique et social de l’ONU. La Banque mondiale et le FMI sont, eux aussi, des institutions de l’ONU et subissent donc, en principe, un contrôle similaire. »

En réalité, « les mercenaires de la Banque mondiale et du FMI détruisent quotidiennement, d’une main puissante, les timides et fragiles progrès sociaux réalisés grâce aux experts des agences humanitaires et de développement ».

Cette contradiction n’est pas un dysfonctionnement mais la nature même du système. Car les institutions de Bretton Woods n’ont jamais été conçues pour lutter contre la pauvreté, mais pour l’organiser à l’échelle planétaire.

Le G20, qui se réunit régulièrement pour « coordonner » la lutte contre la faim, rassemble les dirigeants des pays qui organisent cette faim. L’Alliance mondiale contre la faim et la pauvreté, lancée sous présidence brésilienne, réunit les représentants des États qui vendent des armes aux belligérants africains.

Lire: La face cachée de la mondialisation

Cette diplomatie de l’hypocrisie atteint son comble avec les Objectifs de développement durable (ODD). L’objectif « Faim zéro » à l’horizon 2030 devient chaque année plus irréaliste : d’après les projections actuelles, 582 millions de personnes seront encore sous-alimentées en 2030. Mais qu’importe, les sommets continuent, les communiqués se succèdent, les promesses se multiplient.

Car l’essentiel n’est pas de résoudre le problème, mais de donner l’illusion qu’on s’en préoccupe.

L'impasse de la gouvernance mondiale

Les résistances : vers une société civile planétaire ?

Pourtant, face à cette machinerie de mort, des résistances s’organisent. « L’espoir ? Dans la nouvelle société civile planétaire », proclame Jean Ziegler. Cette société civile prend mille visages : les paysans thaïlandais du Forum des pauvres qui regroupent 500 000 personnes, les militants de Jubilé 2000 qui ont recueilli 17 millions de signatures pour l’abolition de la dette du tiers-monde, les ONG fédérées par Craig Kielburger pour lutter contre l’esclavage des enfants.

La campagne « Publish What You Pay » (Publiez ce que vous payez), menée par une coalition de 300 groupes de la société civile, force les multinationales pétrolières à dévoiler leurs contrats africains. L’objectif : « compliquer la tâche des dirigeants d’entreprise et des fonctionnaires qui souhaiteraient se livrer à des actes de corruption ».

Ces initiatives montrent que la transparence peut être une arme efficace contre la corruption. Quand Apple publie la liste de ses fournisseurs de cobalt, quand les entreprises signent l’International Council on Mining and Metals pour promouvoir leur responsabilité sociale, elles reconnaissent implicitement leur part de responsabilité dans les violences.

Mais ces avancées restent limitées tant qu’elles ne s’attaquent pas aux structures du système. Car il ne suffit pas de rendre la corruption transparente ; il faut la rendre impossible.

Cela suppose une révolution de la gouvernance mondiale. Les paradis fiscaux doivent être fermés. Les multinationales doivent être soumises à une justice internationale. Les institutions financières doivent servir le développement, pas la spéculation.

Cela suppose surtout une révolution des consciences dans les démocraties du Nord. Car tant que les électeurs ignorent le prix de leur prospérité, tant qu’ils ferment les yeux sur l’origine de leurs profits, tant qu’ils acceptent de vivre dans l’illusion de l’innocence, le système perdurera.

L’exigence morale : pour une nouvelle internationale de la conscience

L’enfant de la photographie est mort pendant que j’écrivais ces lignes. Il s’appelait peut-être Amadou, ou Fatima, ou Kofi. Peu importe. Il était l’un des 36 millions d’enfants de moins de cinq ans qui souffrent de malnutrition aiguë dans 32 pays. Il était l’une de ces « Crucifiés de naissance », comme les nomme Régis Debray.

Sa mort n’était pas inéluctable. Elle était programmée dans les salles de marché de Londres, décidée dans les conseils d’administration de multinationales, entérinée dans les ministères des finances occidentaux. Elle était le prix de notre indifférence, la rançon de notre hypocrisie, le tribut de notre lâcheté.

Car nous savons. Nous avons toujours su. Les rapports s’accumulent, les statistiques se précisent, les témoignages se multiplient. Plus aucune excuse n’est possible. L’ignorance n’existe plus ; seule demeure la complicité.

« Dans un monde d’abondance, rien ne justifie que des enfants souffrent de la faim ou meurent de malnutrition », répète Catherine Russell. Cette phrase devrait être gravée au fronton de chaque parlement, de chaque palais présidentiel, de chaque siège de multinationale. Car elle contient toute la condamnation de notre époque.

Nous produisons assez pour nourrir 12 milliards d’êtres humains. Nous ne sommes que 8 milliards. Et pourtant, 733 millions de personnes souffrent de la faim. Cette équation simple révèle la faillite morale de notre civilisation.

Le temps de l’indignation est passé. Vient celui de l’action. Non pas l’action charitable qui soigne les symptômes, mais l’action politique qui s’attaque aux causes. Non pas l’action individuelle qui soulage les consciences, mais l’action collective qui transforme les structures.

Il faut une nouvelle internationale. Pas celle des États, corrompus par leurs intérêts particuliers. Pas celle des entreprises, aveuglées par leurs profits. Celle des consciences, unie par l’exigence morale de faire cesser ce crime contre l’humanité.

Cette internationale existe déjà, en germe, dans les mouvements qui se lèvent aux quatre coins du monde. Elle prendra la forme qu’elle voudra : révolution ou réforme, résistance ou construction. Peu importe les moyens, seul compte l’objectif : faire de la Terre une planète habitable pour tous ses enfants.

Car l’enfant de la photographie avait des droits. Le droit à la vie, à la nourriture, à la dignité. Ces droits, nous les avons trahis. Il nous reste à les reconquérir, pour lui, pour les millions d’autres qui meurent dans l’indifférence, pour cette humanité défigurée par sa propre cupidité.

La faim n’est plus une fatalité. Elle est un choix. Le choix de quelques-uns qui condamne des millions d’autres. Il est temps de faire un autre choix.

Il est temps de cesser d’être cannibales


Bibliographie

Ouvrages de référence :

  • Ziegler, Jean. Les Nouveaux Maîtres du Monde et ceux qui leur résistent, Fayard, 2002.
  • Ziegler, Jean. Les Murs les plus puissants tombent, Fayard, 2020.
  • Coignard, Sophie. L’Oligarchie des incapables, Albin Michel, 2012.
  • Klein, Naomi. La Stratégie du choc, Actes Sud, 2008.
  • Estulin, Daniel. Qui nous affame ? De la crise financière à la famine organisée, Hugues & Cie, 2011.

Rapports institutionnels :

  • UNICEF, « Un enfant sur quatre dans le monde est en situation de pauvreté alimentaire sévère », juin 2024.
  • Rapport Mondial sur les Crises Alimentaires 2024, FAO/UNICEF/PAM.
  • Global Witness, rapports sur la transparence des industries extractives.

Articles académiques :

  • Berman, Nicolas et al., « Le rôle des multinationales dans les violences en Afrique », The Conversation, juin 2024.
  • Pourtier, Roland, « Ressources naturelles et conflits en Afrique subsaharienne », Bulletin de l’Association de géographes français, 2012.

Sources journalistiques :

  • Africa Center for Strategic Studies, « La famine s’installe dans les zones de conflit prolongé d’Afrique », novembre 2024.
  • AfriqueRenouveau, « Conflits et ressources naturelles », février 2013.
  • Journal Lutte Ouvrière, « Afrique de l’Est : profits pour les multinationales, famine pour la population », mars 2017.

Bonjour à vous !

Notre newsletter : moins ennuyeuse qu'un dîner de famille, promis. Abonnez-vous !

Nous ne pratiquons pas le spam ! Votre adresse e-mail est en sécurité avec nous et ne sera jamais partagée