Vous rentrez chez vous après une journée de travail et quelqu’un vous demande ce que vous avez fait. Silence gêné. Vous avez participé à trois réunions dont vous ne vous souvenez plus du sujet, rédigé un rapport que personne ne lira et répondu à des mails pour justifier votre présence. Au fond de vous, une question lancinante : à quoi je sers vraiment ?

Ce malaise n’est pas le vôtre uniquement. En 2013, l’anthropologue David Graeber théorisait ce qu’il appelait les bullshit jobs, ces emplois qui n’ont aucune utilité sociale réelle. Mais pourquoi ces postes existent-ils ? Et surtout, pourquoi ceux qui les occupent en souffrent-ils autant ? La sociologie classique, avec Émile Durkheim et Max Weber, éclaire ce paradoxe contemporain où le statut social et le sens du travail se sont dramatiquement décalés.

Quand le statut social se déconnecte de l’utilité réelle

Émile Durkheim, dans De la division du travail social (1893), distinguait deux formes de solidarité qui structurent les sociétés. La solidarité mécanique caractérise les sociétés traditionnelles où chacun partage les mêmes valeurs et fonctions. La solidarité organique, propre aux sociétés modernes, repose sur la spécialisation : chaque métier contribue différemment au fonctionnement collectif. Cette analyse trouve un écho particulier dans la conscience collective contemporaine, qui structure nos attentes professionnelles.

Cette division du travail devait créer une interdépendance harmonieuse. Chaque profession trouve sa légitimité dans sa contribution au bien commun. Or, les bullshit jobs renversent cette logique.

💡 DÉFINITION : Bullshit Jobs

Selon David Graeber, un bullshit job est un emploi salarié si complètement inutile, superflu ou néfaste que même celui qui l’occupe ne peut justifier son existence, bien qu’il se sente obligé de prétendre le contraire.

Exemple : Un coordinateur de projet qui organise des réunions pour planifier d’autres réunions, sans production concrète.

Max Weber, dans Économie et société (1922), analysait comment la légitimité se construit. Pour qu’une position sociale soit reconnue, elle doit reposer sur une forme d’autorité : traditionnelle, charismatique ou rationnelle-légale. Les bullshit jobs posent un problème inédit : ils possèdent une légitimité institutionnelle (contrat, bureau, salaire) sans légitimité fonctionnelle réelle.

Cette dissonance crée un malaise existentiel profond. Le travailleur occupe un poste officiellement reconnu mais intimement conscient de son inutilité. La reconnaissance sociale externe ne compense plus l’absence de sens interne.

Les secteurs touchés par le phénomène

Les emplois les plus concernés se concentrent dans trois domaines principaux : la communication d’entreprise, les ressources humaines et le conseil en management. Ces secteurs ont connu une explosion depuis les années 1980, période de financiarisation accélérée du capitalisme.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Selon une enquête YouGov réalisée en 2015 au Royaume-Uni, 37 % des travailleurs estiment que leur emploi n’apporte aucune contribution significative au monde. En France, une étude de la DARES (2019) révèle que 42 % des cadres déclarent régulièrement se demander à quoi sert réellement leur travail.

Les fonctions administratives se sont multipliées de façon exponentielle. Un consultant en stratégie produit des PowerPoint que personne n’applique. Un chargé de communication interne rédige des newsletters que personne ne lit. Un coordinateur qualité remplit des formulaires pour prouver qu’on remplit des formulaires.

📊 CHIFFRE-CLÉ

Entre 1990 et 2020, la part des emplois administratifs et de services aux entreprises est passée de 18 % à 32 % de l’emploi total dans les pays de l’OCDE, sans gain de productivité équivalent.

Source : OCDE, 2021

Cette prolifération n’est pas un accident. Elle répond à la logique bureaucratique décrite par Weber : plus une organisation grandit, plus elle génère des postes de contrôle, de coordination et de justification. Mais contrairement à la vision wébérienne, cette bureaucratie ne sert plus l’efficacité rationnelle. Elle sert à justifier l’existence de la bureaucratie elle-même.

La distinction entre travail productif et travail symbolique

La sociologue Monique Pinçon-Charlot observe dans ses travaux sur les élites que les postes les plus inutiles sont souvent les mieux rémunérés. Un trader qui déplace des capitaux virtuels gagne cent fois plus qu’une infirmière qui sauve des vies. Cette inversion des valeurs crée une crise de légitimité sociale qui s’inscrit dans la reproduction des inégalités sociales : le mérite réel ne garantit plus la reconnaissance ni la rémunération.

Durkheim parlait d’anomie pour décrire cet état où les normes sociales ne régulent plus efficacement les comportements. Les bullshit jobs génèrent une anomie professionnelle : les individus perdent le sens de leur contribution collective. Ce phénomène s’apparente à la violence symbolique décrite par Bourdieu, où les dominés intériorisent la légitimité de positions sociales objectivement injustes.

Le paradoxe de la souffrance au travail

Pourquoi souffre-t-on d’un emploi peu exigeant et bien payé ? La psychologie sociale apporte une réponse : l’être humain a besoin de se sentir utile. Occuper un bullshit job provoque une dissonance cognitive insupportable.

Le sociologue Jean Ziegler, dans Les nouveaux maîtres du monde (2002), décrit comment le capitalisme financiarisé a vidé le travail de son sens. Les emplois se sont multipliés non pour répondre à des besoins réels, mais pour maintenir un système économique qui nécessite une consommation et une bureaucratisation permanentes. Cette logique trouve son prolongement dans la transformation de nos loisirs en nouvelles formes d’aliénation, où même notre temps libre devient productif.

Cette situation génère ce que Graeber appelait une « violence spirituelle ». Le salarié doit prétendre que son travail a du sens, participer aux rituels corporatifs, afficher son enthousiasme. Cette hypocrisie institutionnalisée épuise psychologiquement.

Les conséquences sont mesurables. Le burn-out ne touche plus seulement les professions surinvesties. Le bore-out, épuisement par l’ennui et l’inutilité, devient un syndrome reconnu. Une étude de Santé Publique France (2022) révèle que 28 % des cas de dépression professionnelle sont liés non à la surcharge, mais au manque de sens du travail.

Vers une nouvelle conscience collective

Durkheim expliquait que la division du travail fonctionne tant qu’elle est perçue comme juste. Quand les individus constatent que certains métiers essentiels (éboueurs, caissières, aides-soignants) sont mal payés et méprisés, tandis que des métiers inutiles sont survalorisés, la cohésion sociale vacille. Cette rupture s’inscrit dans la lutte des classes contemporaine analysée par le marxisme : le capital valorise non pas l’utilité sociale, mais la capacité à générer du profit.

La pandémie de Covid-19 a révélé cette contradiction brutalement. Les « travailleurs essentiels » étaient ceux qu’on ignorait habituellement. Les bullshit jobs, eux, ont simplement disparu du jour au lendemain sans que personne ne les remarque.

Conclusion

Les bullshit jobs ne sont pas une aberration. Ils sont le produit logique d’un système économique qui valorise le statut social et la consommation plus que l’utilité réelle. Durkheim et Weber nous donnent les clés pour comprendre : quand la légitimité institutionnelle se déconnecte de la contribution sociale effective, l’individu souffre d’une anomie professionnelle.

Graeber nous invite à repenser radicalement notre rapport au travail. Et si la question n’était plus « comment trouver un emploi ? » mais « comment contribuer utilement à la société » ?

Et vous, votre travail a-t-il un sens ? Ou faites-vous partie des millions de personnes qui accomplissent des tâches dont elles perçoivent l’inutilité ? Partagez votre expérience en commentaire.


📚 POUR ALLER PLUS LOIN :

→ La passion sous contrôle : quand le capitalisme transforme nos loisirs en usines → Marxisme et lutte des classes : pourquoi le conflit social persiste → La violence symbolique de Bourdieu : comprendre les dominations invisibles

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FAQ

Qu’est-ce qu’un bullshit job exactement ?

Un bullshit job est un emploi salarié dont la personne qui l’occupe considère qu’il n’a aucune utilité sociale réelle, même si elle doit prétendre le contraire. Contrairement aux emplois pénibles mais utiles (éboueur, caissière), ces postes pourraient disparaître sans que personne ne s’en aperçoive. Ils se concentrent dans l’administration, la communication, le conseil et la coordination.

Pourquoi les bullshit jobs existent-ils si personne n’en a besoin ?

Plusieurs raisons expliquent leur prolifération : la bureaucratisation croissante des organisations, le besoin des entreprises de justifier leur taille, la financiarisation qui déconnecte travail et production réelle, et surtout le fait que créer des emplois inutiles permet de maintenir le plein emploi sans redistribuer vraiment les richesses. Le capitalisme préfère payer des gens à ne rien faire plutôt que de réduire le temps de travail.

Comment Durkheim et Weber éclairent-ils ce phénomène ?

Durkheim montrait que la division du travail crée de la solidarité sociale quand chacun contribue utilement. Les bullshit jobs brisent cette logique : ils ont un statut sans fonction réelle. Weber expliquait que la bureaucratie moderne devient une « cage d’acier » rationnelle. Les bullshit jobs révèlent que cette bureaucratie a perdu sa rationalité initiale et ne sert plus qu’à se perpétuer elle-même.

Quels sont les secteurs les plus touchés par les bullshit jobs ?

Les secteurs principalement concernés sont : la communication d’entreprise, les ressources humaines, le conseil en management, la finance, le marketing, l’administration publique et parapublique, et la coordination de projets. Selon les études, entre 30 % et 40 % des emplois dans les économies développées pourraient être considérés comme largement inutiles socialement.


Bibliographie

  • Graeber, David. 2018. Bullshit Jobs. Paris : Les Liens qui Libèrent.
  • Durkheim, Émile. 1893. De la division du travail social. Paris : PUF (réédition 2007).
  • Weber, Max. 1922. Économie et société. Paris : Pocket (réédition 1995).
  • Ziegler, Jean. 2002. Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent. Paris : Fayard.
  • DARES. 2019. Enquête Conditions de travail et sens du travail. Paris : Ministère du Travail.

Article rédigé par Élisabeth de Marval | 26 octobre 2025 | Questions Contemporaines | Temps de lecture : 7 min

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