Dans les amphithéâtres de France, une génération étudie Bourdieu le ventre vide. Ironie mordante du destin : ceux qui apprennent la théorie de la reproduction des inégalités scolaires vivent dans leur chair ce que le sociologue décryptait dans ses laboratoires. Soixante ans après Les Héritiers, 78% des étudiants précaires survivent avec trois euros par jour – moins que le prix d’un café. La prophétie s’est réalisée : l’école française, censée démocratiser le savoir, fabrique désormais ses propres affamés. Quand la sociologie devient biographie, l’analyse se mue en urgence.

Quand Bourdieu rencontre la société de l’urgence alimentaire


Trois euros et trente-trois centimes par jour. C’est avec cette somme dérisoire que Marie-A., étudiante en deuxième année de sociologie à l’Université X., doit survivre une fois son loyer payé. Debout dans la file d’attente devant l’association Linkee, elle contemple ses mains vides et se souvient des cours de Pierre Bourdieu qu’elle étudie… L’ironie mordante de la situation ne lui échappe pas : elle vit dans sa chair ce que le sociologue analysait dans ses laboratoires.

En cette fin d’année 2024, alors que les statistiques révèlent qu’un étudiant sur cinq recourt désormais à l’aide alimentaire, la question résonne avec une acuité nouvelle : comment expliquer que dans une France prospère, près de 78% des étudiants en situation de précarité vivent avec moins de cent euros par mois ? Cette réalité brutale interroge nos certitudes sur l’égalité des chances et ressuscite avec une violence inouïe les analyses prophétiques de Bourdieu sur la reproduction des inégalités scolaires.

Car derrière ces chiffres se cache une mécanique implacable. Celle-là même que décryptait le sociologue dans Les Héritiers en 1964 : l’école, censée être l’ascenseur social de la République, reproduit et légitime les hiérarchies qu’elle prétend abolir. Soixante ans plus tard, la précarité étudiante dessine les contours d’une nouvelle violence symbolique, où les inégalités de capital culturel se muent en inégalités de survie.

Suffit-il donc de démocratiser l’accès à l’enseignement supérieur pour garantir l’égalité des chances ? Cette interrogation, qui traversait déjà l’œuvre bourdieusienne, prend aujourd’hui des allures de prophétie réalisée. Entre témoignages bouleversants et analyses théoriques, explorons comment la précarité contemporaine des étudiants révèle la persistance et la transformation des mécanismes de reproduction sociale dans la France de 2025.

L’Héritage Brisé : précarité étudiante et reproduction des inégalités

L’Héritage Brisé

Précarité étudiante et reproduction des inégalités en France – 2025

« Trois euros et trente-trois centimes par jour. C’est avec cette somme dérisoire que Marie-A., étudiante en sociologie, doit survivre une fois son loyer payé. L’ironie mordante ne lui échappe pas : elle vit dans sa chair ce que Bourdieu analysait dans ses laboratoires. »
50
% des étudiants vivent avec moins de 100€ par mois
27% ont moins de 50€ de reste à vivre mensuel en 2024

La Reproduction des Inégalités : qui accède aux études supérieures ?

Enfants de cadres supérieurs dans l’enseignement supérieur 35%
Enfants d’ouvriers dans l’enseignement supérieur 8.7%
Enfants de cadres avec diplôme master/doctorat (2021-2023) 38%
Enfants d’ouvriers avec diplôme master/doctorat (2021-2023) 13%
Enfants d’ouvriers en classes préparatoires grandes écoles 6.4%

Évolution de la Précarité Étudiante (2020-2024)

Étudiants sautant des repas par manque d’argent (2024) 36%
Étudiants avec moins de 50€/mois (2024 vs 2023) 27% (+3 pts)
Étudiants recourant à l’aide alimentaire (2024) 20%
Étudiantes ayant renoncé aux soins gynécologiques 41%
Capital Culturel Hérité
38.2
% d’enfants de cadres diplômés master/doctorat vs 13% pour enfants d’ouvriers
Précarité en Temps Réel
15
milliers de paniers alimentaires distribués chaque mois aux étudiants
« L’école, censée être l’ascenseur social de la République, reproduit et légitime les hiérarchies qu’elle prétend abolir. Soixante ans après Bourdieu, la précarité étudiante dessine les contours d’une nouvelle violence symbolique, où les inégalités de capital culturel se muent en inégalités de survie. »
— Analyse d’après Pierre Bourdieu, « Les Héritiers » (1964)

Sources :

COP1/IFOP : Baromètres précarité étudiante 2023-2024 | INSEE : Enquêtes Emploi 2021-2023, France Portrait Social | MESR-SIES : État de l’Enseignement supérieur 2024 | Linkee : Rapport précarité étudiante 2024 | FAGE : Baromètre vie étudiante 2024


Premier mouvement : Archéologie d’une crise annoncée

Dans les brumes matinales de mai 1968, alors que les étudiants occupaient la Sorbonne, Pierre Bourdieu achevait la rédaction de travaux qui allaient révolutionner la compréhension des inégalités scolaires. Loin du romantisme révolutionnaire ambiant, le sociologue dévoilait une réalité plus sombre : l’école française, malgré ses prétentions égalitaires, demeurait un formidable instrument de reproduction des privilèges.

Les Héritiers, publié en 1964, puis La Reproduction en 1970, posaient un diagnostic sans appel. L’université française accueillait certes plus d’étudiants qu’autrefois, mais cette démocratisation quantitative masquait une sélection sociale impitoyable. Les « héritiers » – ces étudiants dotés du capital culturel familial – naviguaient avec aisance dans un univers académique qui leur était familier, tandis que les premiers de leur lignée à accéder à l’enseignement supérieur se heurtaient à des codes implicites qu’aucun manuel ne leur avait enseignés.

Cette photographie de la France des Trente Glorieuses résonne étrangement avec notre époque. En 2025, alors que 2,965 millions d’étudiants fréquentent l’enseignement supérieur français – soit près de dix fois plus qu’à l’époque de Bourdieu -, la massification a effectivement eu lieu. Pourtant, cette expansion quantitative s’accompagne d’une précarisation qualitative inédite. Les statistiques de l’association Linkee révèlent qu’en 2024, plus de 22 000 étudiants ont bénéficié de distributions alimentaires, soit une explosion de 132% par rapport à l’année précédente.

L’évolution géopolitique européenne a créé de nouvelles fractures. Là où Bourdieu observait la transmission du capital culturel dans une société encore largement rurale et industrielle, nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’une précarité étudiante dans une économie tertiarisée et financiarisée. Les mécanismes de domination se sont sophistiqués : aux inégalités de capital culturel s’ajoutent désormais les inégalités d’accès au logement, à l’alimentation, aux soins.

Cette transformation ne relève pas du hasard. Dès les années 1980, la libéralisation progressive de l’enseignement supérieur et la marchandisation rampante de l’université ont créé les conditions d’une nouvelle forme de sélection sociale. Non plus seulement par les codes culturels – bien que ceux-ci demeurent opérants – mais par la capacité économique pure et simple à survivre pendant ses études.


Deuxième mouvement : Anatomie des nouveaux mécanismes de reproduction

Au cœur de l’analyse bourdieusienne se niche un concept révolutionnaire : l’habitus. Cette « grammaire génératrice des pratiques » façonne nos manières d’être, de penser et d’agir selon notre position sociale. L’habitus bourgeois prédispose à la réussite scolaire non par un quelconque mérite intrinsèque, mais par l’adéquation entre les dispositions acquises en famille et les exigences implicites de l’institution.

Dans la France de 2025, l’habitus de classe continue d’opérer sa sourde violence. Mais il s’enrichit de nouvelles dimensions. L’étude IFOP/COP1 de 2024 révèle que 36% des étudiants sautent régulièrement des repas par manque d’argent. Cette statistique, loin d’être anecdotique, dévoile la stratification sociale contemporaine : les étudiants issus des classes favorisées disposent d’un « capital de sécurité » – transferts familiaux, réseaux de solidarité, propriété immobilière – qui les protège de ces arbitrages dramatiques.

Pierre Bourdieu écrivait : « Chaque famille transmet à ses enfants, plus par des voies indirectes que directes, un certain capital culturel et un certain éthos, système de valeurs implicites et profondément intériorisées, qui contribue à définir, entre autres choses, les attitudes à l’égard du capital culturel et de l’institution scolaire. » En 2025, ce capital s’est démultiplié. Aux ressources symboliques s’ajoutent des ressources matérielles cruciales : la capacité à financer un logement décent, une alimentation équilibrée, des soins de santé.

L’enquête Linkee dessine un portrait saisissant de cette nouvelle géographie sociale. Parmi les bénéficiaires d’aide alimentaire, 66% sont des femmes, révélant l’intersection entre inégalités de genre et de classe. Ces étudiantes, souvent premières de leur famille à accéder à l’université, cumulent les handicaps : moindre soutien financier familial, charges supplémentaires liées à la précarité menstruelle, vulnérabilité accrue sur le marché du logement.

La violence symbolique, concept central chez Bourdieu, trouve ici sa traduction contemporaine. L’université continue de valoriser l’excellence académique tout en fermant les yeux sur les conditions matérielles qui la rendent possible. Quand Emma B., étudiante en master de lettres à l’Université Y., travaille vingt heures par semaine dans la restauration rapide pour financer ses études, elle intériorise son échec relatif comme une défaillance personnelle plutôt que comme le produit d’un système inégalitaire.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes : selon l’Observatoire de la Vie Étudiante, 32% des étudiants ont été en situation de découvert bancaire et 12% ont connu des impayés de factures. Ces données révèlent l’émergence d’un nouveau prolétariat estudiantin, contraint de vendre sa force de travail pour financer sa propre formation.


Troisième mouvement : Portraits de la précarité contemporaine

« Je ne souhaite pas parler de ma situation car cela me fait honte », confie Selma, étudiante en mathématiques à l’Université Z. Cette phrase, recueillie dans l’enquête Linkee 2024, cristallise la dimension psychologique de la précarité étudiante. Derrière les statistiques se cachent des trajectoires individuelles marquées par l’humiliation et l’invisibilisation.

Considérons le cas de Famille A., dont les trois enfants poursuivent des études supérieures. Le père, technicien dans une entreprise de Province X., la mère, aide-soignante, gagnent ensemble 3 200 euros nets mensuels. Trop riches pour que leurs enfants bénéficient de bourses substantielles, trop pauvres pour les soutenir efficacement, ils incarnent cette classe moyenne aspirée vers le bas par la polarisation sociale. Leurs enfants survivent avec 50 euros par mois de « reste à vivre » – soit moins que le coût d’un repas au restaurant universitaire pour les non-boursiers.

L’ironie glacée de la situation mérite d’être soulignée : ces étudiants, souvent excellents, reproduisent malgré eux les analyses de Bourdieu. Contraints de travailler pour survivre, ils développent un rapport instrumental aux études, privilégiant les filières « rentables » au détriment de leurs aspirations intellectuelles. Cette auto-censure, que le sociologue nommait « élimination différée », opère désormais par la précarité plutôt que par l’échec scolaire.

Les témoignages recueillis par les associations d’aide alimentaire révèlent l’ampleur du phénomène. Théo, étudiant ayant dû dormir six mois sur un parking faute de logement. Camille, qui renonce à consulter un médecin par manque de moyens. Sarah, qui cache sa situation à sa famille pour ne pas « l’inquiéter ». Autant de destins brisés par une société qui prétend valoriser le mérite tout en privant certains des moyens élémentaires de l’exercer.

L’association COP1 rapporte des cas de plus en plus fréquents d’étudiants contraints d’abandonner leurs études. Non par manque de capacités, mais par épuisement physique et psychologique. La précarité devient ainsi un mécanisme de sélection sociale d’une efficacité redoutable : elle élimine les plus vulnérables tout en préservant l’illusion méritocratique.

Cette réalité interroge frontalement l’idéal républicain d’égalité des chances. Quand 12% des étudiants interrogés par Linkee confient avoir déjà redoublé ou raté un concours à cause de leur emploi étudiant, l’école révèle sa nature profonde : non plus ascenseur social, mais machine à reproduire et légitimer les inégalités existantes.


Quatrième mouvement : Vers de nouveaux horizons d’analyse

L’analyse bourdieusienne, si elle demeure éclairante, nécessite aujourd’hui d’être actualisée. La précarité étudiante de 2025 révèle l’émergence de nouvelles formes de domination qui dépassent le cadre classique de la reproduction culturelle. Nous assistons à la constitution d’un véritable « précariat estudiantin », caractérisé par l’instabilité chronique et l’insécurité matérielle.

Cette évolution s’inscrit dans un contexte plus large de financiarisation de l’enseignement supérieur. Alors que le coût de la vie étudiante atteint 12 870 euros par an selon l’Observatoire de la Vie Étudiante, les aides publiques stagnent. La revalorisation de 4% des bourses, largement insuffisante face à l’inflation, révèle l’abandon progressif de l’idéal démocratique d’accès gratuit au savoir.

Les nouvelles technologies modifient également les mécanismes de reproduction. Le « capital numérique » – maîtrise des outils informatiques, accès à internet haut débit, possession d’équipements performants – devient crucial pour la réussite académique. L’enquête Linkee révèle que 28% des étudiants en situation de précarité travaillent sans ordinateur personnel, handicap majeur dans un enseignement de plus en plus dématérialisé.

Cette fracture numérique recoupe largement les inégalités sociales traditionnelles. Les étudiants issus des classes favorisées bénéficient d’un environnement technologique optimal – connexion fibre, matériel renouvelé, espace de travail dédié – tandis que leurs camarades précaires jonglent entre cybercafés et bibliothèques universitaires saturées.

L’internationalisation de l’enseignement supérieur crée de nouveaux enjeux. Les étudiants étrangers, représentant une part croissante des effectifs, cumulent précarité économique et vulnérabilité administrative. L’enquête de l’Observatoire de la Vie Étudiante révèle que 40% d’entre eux éprouvent des difficultés financières majeures, proportion deux fois supérieure à celle des étudiants français.

Face à ces défis, les réponses institutionnelles peinent à suivre. Le dispositif des « repas à un euro », s’il constitue un progrès, ne concerne que 500 000 étudiants sur près de trois millions. Les résidences universitaires n’accueillent qu’un étudiant sur cinq, contraignant la majorité à subir la spéculation immobilière privée.

Cette situation appelle à repenser radicalement les politiques publiques d’enseignement supérieur. Au-delà des mesures d’urgence, c’est la question du financement de la jeunesse qui se pose. Faut-il instaurer un revenu étudiant universel ? Généraliser la gratuité des services essentiels ? Réguler drastiquement le marché du logement étudiant ?


Épilogue : L’héritage en question

En refermant cette enquête sur la précarité étudiante contemporaine, trois vérités émergent avec la force de l’évidence.

D’abord, la prescience de Bourdieu : ses analyses sur la reproduction des inégalités scolaires n’ont pas pris une ride. Elles se sont simplement sophistiquées, étendues, démultipliées. La violence symbolique de l’école s’accompagne désormais d’une violence matérielle directe qui frappe les corps autant que les esprits.

Ensuite, l’urgence démocratique : dans une société qui se prétend méritocratique, laisser 78% des étudiants précaires survivre avec moins de cent euros par mois constitue une forfaiture morale et politique. Cette situation révèle l’hypocrisie d’un système qui proclame l’égalité des chances tout en organisant méthodiquement leur négation.

Enfin, la nécessité d’une refondation : la précarité étudiante n’est pas un dysfonctionnement passager mais le symptôme d’un modèle économique et social à bout de souffle. Elle appelle une transformation profonde de notre rapport au savoir, à la jeunesse, à l’avenir collectif.

Comment accepter qu’une société laisse sa jeunesse se demander chaque matin si elle aura de quoi se nourrir ? Cette question, posée avec la force du désespoir par les associations étudiantes, résonne comme un défi lancé à notre époque. Elle nous invite à choisir : entre la résignation face aux inégalités et l’audace de les combattre, entre la reproduction du même et l’invention du possible.

L’héritage de Bourdieu nous enseigne que rien n’est jamais définitivement joué. Les structures sociales, si puissantes soient-elles, peuvent être transformées par l’action collective et la volonté politique. À condition de regarder la réalité en face, sans fard ni complaisance. À condition de nommer les mécanismes qui broient les plus fragiles sous les oripeaux de la méritocratie.

La précarité étudiante de 2025 n’est pas une fatalité. C’est un choix de société. Un choix que nous pouvons encore transformer.


Bibliographie

Sources académiques

  • Bourdieu, P. (1964). Les Héritiers. Les étudiants et la culture. Paris : Éditions de Minuit.
  • Bourdieu, P. & Passeron, J.-C. (1970). La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Éditions de Minuit.
  • Bourdieu, P. (1979). « Les trois états du capital culturel ». Actes de la recherche en sciences sociales, n°30.
  • Observatoire national de la vie étudiante (2024). Enquête Conditions de vie des étudiants 2022-2023.

Études et rapports

  • Linkee – Entraide Étudiante (2024). Avoir 20 ans en 2025 : État de la précarité étudiante en France.
  • IFOP/COP1 (2024). Baromètre de la précarité étudiante en France.
  • FAGE (2024). Consultation étudiante nationale.
  • Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (2024). Statistiques de l’enseignement supérieur.

Sources journalistiques et témoignages

  • Archives des associations d’aide alimentaire étudiante (2024-2025)
  • Témoignages anonymisés recueillis par les services sociaux universitaires
  • Rapports des CROUS régionaux sur la précarité étudiante

Mots-clés : précarité étudiante, inégalités scolaires, Pierre Bourdieu, reproduction sociale, capital culturel, habitus, violence symbolique, aide alimentaire, enseignement supérieur, démocratisation, méritocratie

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