Jeanne, 21 ans, étudiante en sociologie à Paris, jongle entre 20 heures hebdomadaires de caisse en supermarché et ses cours en amphithéâtre. Le soir, elle révise dans le RER entre deux trajets. Son loyer de 650€ mensuel absorbe l’intégralité de sa bourse. Ses parents, employés dans une petite ville de province, ne peuvent l’aider davantage. Son histoire n’a rien d’exceptionnel.

45% des étudiants français vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, selon l’Observatoire national de la vie étudiante (OVE). Ce chiffre vertigineux révèle une contradiction majeure : alors que l’université prétend démocratiser l’accès au savoir, elle reproduit massivement les inégalités sociales. Comment expliquer ce paradoxe ? Pourquoi l’enseignement supérieur, censé être un ascenseur social, fonctionne-t-il comme un révélateur des fractures de classe ?

L’université, fabrique d’inégalités invisibles

L’idée que l’université serait un espace neutre où seul le mérite compte relève du mythe. Dès les années 1960, Christian Baudelot et Roger Establet démontrent dans L’école capitaliste en France (1971) que le système scolaire trie les élèves selon leur origine sociale bien avant l’université.

Pierre Bourdieu approfondit cette analyse dans La Reproduction (1970). Il montre que l’école valorise des codes culturels transmis en famille : vocabulaire sophistiqué, rapport désinvolte au savoir, familiarité avec les références littéraires ou artistiques. Ces dispositions constituent le capital culturel, un héritage invisible mais déterminant.

💡 DÉFINITION : Capital culturel

Ensemble des ressources culturelles (savoirs, diplômes, manières de parler, goûts) héritées de la famille et valorisées par l’institution scolaire. Contrairement au capital économique (argent), il s’incorpore dès l’enfance et facilite la réussite scolaire sans effort apparent.

Exemple : Un étudiant issu de milieu enseignant maîtrise naturellement le vocabulaire académique, là où d’autres doivent l’apprendre.

Les chiffres confirment cette mécanique. À l’université, 73% des enfants de cadres supérieurs obtiennent leur licence en trois ans, contre seulement 41% des enfants d’ouvriers (Ministère de l’Enseignement supérieur, 2024). L’écart se creuse en master et doctorat.

Cette sélection sociale opère silencieusement. Aucun discours officiel n’exclut les classes populaires. C’est précisément ce que Bourdieu nomme violence symbolique : une domination qui s’exerce par l’intériorisation de normes culturelles présentées comme universelles, alors qu’elles favorisent les héritiers.

Trois capitaux, trois formes d’exclusion

Bourdieu distingue trois types de capitaux qui déterminent les trajectoires universitaires :

1. Le capital économique : argent, patrimoine familial. Il permet de vivre sans travailler à côté des études, de se loger correctement, d’acheter des livres sans compter.

2. Le capital culturel : savoirs légitimes, diplômes parentaux, rapport au langage. Il facilite la compréhension des cours, la rédaction des dissertations, l’interaction avec les enseignants.

3. Le capital social : réseau de relations utiles (stages, recommandations, informations sur les filières sélectives). Il ouvre des portes professionnelles avant même l’obtention du diplôme.

Les étudiants précaires cumulent les handicaps : faible capital économique (pas d’aide familiale), capital culturel limité (parents peu diplômés) et capital social restreint (pas de « réseau »). Ils affrontent l’université avec moins de ressources à chaque niveau.

Quand la survie économique sabote les études

La précarité matérielle n’est pas un simple inconfort. Elle transforme radicalement l’expérience universitaire et compromet la réussite académique.

73% des étudiants exercent une activité rémunérée pendant leurs études (OVE, 2024). Au-delà de 15 heures hebdomadaires, l’impact sur les résultats devient statistiquement significatif. Les étudiants qui travaillent plus de 20 heures présentent un taux d’échec doublé par rapport à ceux qui ne travaillent pas.

Le calcul est brutal : moins de temps pour étudier, fatigue chronique, absences aux cours. Un étudiant salarié dispose en moyenne de 10 heures de travail personnel hebdomadaire en moins que ses pairs financièrement aisés. Sur une année universitaire, cela représente 350 heures de révision perdues.

📊 CHIFFRE-CLÉ

34% des étudiants salariés ont déjà renoncé à des soins médicaux pour raisons financières, contre 12% chez les non-salariés (Enquête Santé LMDE, 2024).

La précarité génère également une charge mentale invisible. Gérer un budget serré, négocier avec un propriétaire, faire des arbitrages constants entre alimentation et fournitures scolaires : autant d’énergies détournées de l’activité intellectuelle.

Cette réalité contredit frontalement le mythe méritocratique. Comment prétendre que seul le travail compte, quand certains peuvent se consacrer pleinement à leurs études tandis que d’autres cumulent deux emplois du temps ?

L’exclusion culturelle : au-delà de l’argent

La dimension économique ne suffit pas à expliquer les inégalités universitaires. L’exclusion opère aussi par les codes implicites du monde académique.

Les travaux dirigés valorisent la prise de parole spontanée, la familiarité avec les références savantes, l’aisance dans l’argumentation. Ces compétences s’acquièrent en famille chez les enfants de professeurs ou de cadres. Elles paraissent naturelles, évidence partagée. Pour les autres, elles exigent un apprentissage laborieux, source de découragement.

La violence symbolique agit ici pleinement : les étudiants issus de milieux populaires intériorisent leur « illégitimité » culturelle. Ils hésitent à poser des questions, renoncent à solliciter les enseignants, doutent de leurs capacités. Ce sentiment d’imposture mine progressivement la persévérance.

Les statistiques le confirment : le taux d’abandon en première année atteint 32% chez les boursiers échelon 7(revenus familiaux les plus faibles), contre 18% chez les non-boursiers (Ministère de l’Enseignement supérieur, 2024).

L’échec n’est pas vécu comme une injustice systémique, mais comme une faillite personnelle. C’est là toute l’efficacité de la domination symbolique : elle fait porter aux dominés la responsabilité de leur propre exclusion.

Réformes en trompe-l’œil : pourquoi rien ne change

Face à la précarité étudiante croissante, les gouvernements successifs annoncent des mesures. Pourtant, les inégalités persistent. Pourquoi ces politiques échouent-elles ?

L’insuffisance criante des aides sociales

Le système actuel repose sur les bourses sur critères sociaux (CROUS), versées à 38% des étudiants. Le montant maximal atteint 633€ mensuels pour l’échelon 7 en 2024-2025. Ce chiffre est inférieur au seuil de pauvreté français (1 102€ pour une personne seule).

Concrètement, un boursier échelon 7 vivant seul à Lyon ou Toulouse doit débourser 400-500€ de loyer. Reste 130-230€ pour se nourrir, se déplacer, se soigner, acheter des fournitures pendant un mois entier.

La réforme des APL (aides au logement) en 2021 a aggravé la situation. En intégrant les revenus étudiants au calcul, elle a réduit ou supprimé l’allocation pour 150 000 étudiants salariés. Résultat paradoxal : travailler pour survivre diminue l’aide publique.

Le débat de la gratuité : solution ou leurre ?

Certains proposent la gratuité totale de l’enseignement supérieur, sur le modèle scandinave. L’argument séduit : supprimer les frais d’inscription (actuellement 170€ en licence, 243€ en master) éliminerait un obstacle financier.

L’objection sociologique est cependant massive. Rendre l’université gratuite sans traiter les inégalités de capital culturel et social ne change rien aux mécanismes de reproduction. Les héritiers conserveraient leur avantage symbolique, leur aisance culturelle, leurs réseaux.

Pire : la gratuité bénéficierait proportionnellement davantage aux classes moyennes et supérieures, déjà surreprésentées dans l’enseignement supérieur. Les enfants d’ouvriers, découragés avant même le baccalauréat, n’en profiteraient pas.

La vraie question n’est donc pas « faut-il rendre l’université gratuite ? », mais « comment garantir l’égalité réelle des chances dès l’école primaire ? ». Cela exige de repenser la transmission du capital culturel, de revaloriser les savoirs populaires, de transformer les pédagogies universitaires.

Que faire face à l’héritage brisé ?

L’analyse sociologique révèle l’ampleur du problème. Elle montre que la précarité étudiante n’est pas un accident, mais le symptôme d’une structure sociale inégalitaire qui se perpétue.

Trois leviers d’action émergent :

Revaloriser massivement les bourses : porter le montant maximal au seuil de pauvreté (1 100€) permettrait aux étudiants de vivre sans travailler à côté. Coût estimé : 2 milliards d’euros annuels, soit 0,08% du PIB français.

Transformer les pédagogies universitaires : expliciter les codes académiques implicites, valoriser la diversité des parcours, former les enseignants à la violence symbolique qu’ils exercent malgré eux.

Agir dès l’école primaire : la reproduction sociale commence bien avant l’université. Réduire les inégalités exige d’investir massivement dans l’éducation prioritaire, de repenser l’orientation scolaire, de lutter contre le déterminisme social dès le plus jeune âge.

Bourdieu nous rappelle une vérité inconfortable : l’égalité formelle des chances masque les inégalités réelles de capital. Tant que cette question restera impensée, l’université continuera de légitimer les hiérarchies sociales sous couvert de méritocratie.

La précarité étudiante de 2025 n’est pas une fatalité. Elle est le résultat de choix politiques qui préfèrent la reproduction à l’émancipation. Reste à savoir si nous acceptons collectivement que l’héritage culturel et économique détermine encore les destins intellectuels.


📚 POUR ALLER PLUS LOIN :

→ Comprendre la reproduction des inégalités sociales à l’école → Capital culturel et réussite scolaire : décryptage du concept de Bourdieu → Violence symbolique : quand la domination devient invisible

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FAQ

Qu’est-ce que la précarité étudiante exactement ?

La précarité étudiante désigne la situation d’étudiants vivant sous le seuil de pauvreté (1 102€ mensuels en France). Elle se traduit par des difficultés à se nourrir correctement, se loger décemment, accéder aux soins et suivre ses études sans exercer d’activité salariée intensive. En 2024, 45% des étudiants français sont concernés, un chiffre en hausse constante depuis dix ans.

Pourquoi les bourses actuelles ne suffisent-elles pas ?

Le montant maximal des bourses CROUS (633€) reste largement inférieur au seuil de pauvreté. Après déduction du loyer dans les grandes villes universitaires (400-500€), il reste moins de 200€ pour vivre un mois entier. De plus, seuls 38% des étudiants sont boursiers, laissant de nombreux précaires sans aide, notamment les enfants de classes moyennes modestes non éligibles.

Quel est le lien entre précarité étudiante et reproduction sociale ?

La précarité étudiante aggrave les inégalités liées au capital culturel et social. Les étudiants issus de milieux populaires cumulent handicaps économiques (besoin de travailler) et culturels (méconnaissance des codes universitaires). Résultat : ils réussissent moins bien et abandonnent plus souvent, perpétuant ainsi les hiérarchies sociales. L’université, loin de corriger les inégalités, les renforce.

La gratuité de l’université résoudrait-elle le problème ?

Non, pas seule. Supprimer les frais d’inscription (170€) ne change rien au coût de la vie étudiante (loyer, alimentation, transports). Surtout, cela ne touche pas aux inégalités de capital culturel et social qui expliquent l’échec différencié. Une réforme utile exigerait gratuité + bourses revalorisées + transformation pédagogique pour démocratiser réellement l’accès au savoir.

Comment les étudiants précaires peuvent-ils s’en sortir aujourd’hui ?

Au niveau individuel : solliciter toutes les aides (bourses CROUS, APL, aides d’urgence du CROUS, fonds social), recourir aux épiceries solidaires étudiantes, négocier des aménagements pédagogiques avec les enseignants. Au niveau collectif : rejoindre les syndicats étudiants qui luttent pour la revalorisation des bourses et alertent sur les conditions de vie. La solution durable reste politique : repenser le financement public de l’enseignement supérieur.


Bibliographie

  • Bourdieu, Pierre & Passeron, Jean-Claude. 1970. La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Paris : Éditions de Minuit.
  • Baudelot, Christian & Establet, Roger. 1971. L’école capitaliste en France. Paris : Maspero.
  • Observatoire national de la vie étudiante (OVE). 2024. Enquête nationale Conditions de vie des étudiants. Paris : OVE.
  • Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. 2024. L’état de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation en France. Paris : MESRI.
  • Beaud, Stéphane. 2002. 80% au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire. Paris : La Découverte.

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