Dans une méga-usine de Shanghai, une scène étrange se répète chaque jour. Une centaine de robots humanoïdes apprennent patiemment les gestes les plus banals : plier un pantalon, verser de l’eau, passer la serpillière. Chaque mouvement est répété environ deux cents fois jusqu’à la maîtrise parfaite. Ce qui ressemble à une chorégraphie mécanique annonce en réalité la transformation la plus radicale du marché du travail depuis la révolution industrielle du XIXᵉ siècle.
Cette installation d’AgiBot ne forme pas simplement quelques machines spécialisées. Elle construit méthodiquement la plus vaste base de données comportementales de l’histoire, jetant les fondations d’une intelligence artificielle incarnée capable de remplacer la main-d’œuvre humaine dans pratiquement tous les secteurs. Que se joue-t-il vraiment derrière ces murs ? Et surtout, qu’est-ce que cette révolution robotique révèle de notre rapport au travail ?
L’usine qui enseigne l’humanité aux machines
Le centre d’entraînement d’AgiBot à Shanghai s’étend sur 3 000 mètres carrés et reconstitue cinq univers distincts : maison, restaurant, usine, supermarché et bureau. Cette géographie artificielle n’est pas anodine. Elle cartographie précisément l’ensemble des emplois que la robotique s’apprête à absorber, du serveur au magasinier, de l’aide-soignant à l’ouvrier d’assemblage.
Contrairement aux machines industrielles traditionnelles, programmées pour des tâches ultra-spécifiques, ces robots humanoïdes apprennent comme des apprentis humains. Des opérateurs équipés de casques de réalité virtuelle guident leurs gestes, créant ce que les ingénieurs appellent des « données machine » : des informations multidimensionnelles sur la perception de l’environnement, les trajectoires de mouvement et les réactions mécaniques.
Le processus révèle la complexité insoupçonnée des actions les plus simples. Pour qu’un robot d’Optimus de Tesla puisse placer une batterie dans une boîte, il a fallu quarante personnes pour collecter les données nécessaires. Multiplié à l’échelle industrielle, ce chiffre donne le vertige : plusieurs centaines de millions de dollars d’investissement pour qu’un robot puisse « vraiment travailler en usine ».
💡 DÉFINITION : Intelligence artificielle incarnée
Contrairement aux IA purement logicielles (comme ChatGPT), l’IA incarnée désigne des systèmes d’intelligence artificielle intégrés dans des corps robotiques capables d’interagir physiquement avec le monde réel. Ces robots combinent perception sensorielle, prise de décision et action motrice.
Chaque jour, l’usine produit entre 30 000 et 50 000 « données machine » qui alimentent des grands modèles multimodaux (LMM), l’équivalent des cerveaux artificiels permettant aux robots de généraliser leurs apprentissages à des situations inédites. Cette industrialisation de l’apprentissage distingue radicalement l’approche chinoise des développements occidentaux, souvent dispersés et expérimentaux.
Quand l’observation remplace la programmation
La véritable révolution ne réside pas dans la capacité des robots à reproduire des gestes, mais dans leur nouvelle faculté d’apprendre par observation. Le modèle Genie Operator-1 d’AgiBot analyse des millions de vidéos disponibles sur internet : cours de cuisine, tutoriels de bricolage, démonstrations professionnelles. Les robots en déduisent les principes fondamentaux de nombreuses activités humaines.
Cette méthode hybride, combinant formation supervisée et apprentissage autonome, multiplie exponentiellement la vitesse d’acquisition de compétences. Là où il fallait auparavant des mois pour enseigner une tâche complexe, quelques heures suffisent désormais pour que le robot intègre les bases conceptuelles.
Les ingénieurs modifient constamment l’environnement d’entraînement : ils changent l’intensité lumineuse, utilisent des verres différents, déplacent les objets. Cette variabilité intentionnelle force la machine à développer une véritable adaptabilité, caractéristique jusqu’ici réservée à l’intelligence humaine. Les robots atteignent déjà 90 % de réussite pour des tâches simples dans des environnements contrôlés, un taux qui dépasse les performances de nombreux travailleurs soumis à la fatigue ou au stress.
📊 CHIFFRE-CLÉ
Pour former un robot à verser de l’eau correctement, il faut environ 200 répétitions dans des conditions variées. Cette patience mécanique produit une maîtrise définitive, sans dégradation ni oubli.
Du remplacement à la transmutation : ce que révèle la sociologie du travail
Cette révolution dépasse largement la simple substitution d’une main-d’œuvre par une autre. Elle interroge frontalement ce que les sociologues appellent la centralité du travail dans nos sociétés. Depuis Émile Durkheim et sa Division du travail social (1893), la sociologie montre que le travail ne se réduit pas à une activité productive : il structure nos identités, nos relations sociales et nos systèmes de redistribution économique.
Les précédentes révolutions industrielles ont mécanisé la production physique mais créé simultanément de nouveaux emplois dans les services et la conception. La spécificité de la révolution robotique actuelle réside dans son universalité : elle absorbe potentiellement tous les secteurs d’activité, du manuel au cognitif, du technique au relationnel.
Quand un robot maîtrise l’art d’arranger un bouquet ou de doser un assaisonnement, il ne remplace pas seulement un geste technique mais ce que Pierre Bourdieu appelait un « habitus » – ces dispositions incorporées, ces savoir-faire pratiques acquis par socialisation. La machine reproduit mécaniquement ce que l’humain avait appris à faire « naturellement » par imprégnation culturelle.
Cette dimension anthropologique soulève une question vertigineuse : comment l’humanité définira-t-elle sa spécificité quand ses créations artificielles maîtriseront tous ses savoir-faire ? La réponse ne peut être purement technique. Elle exige une réflexion collective sur ce qui fonde le lien social au-delà du travail productif.
💡 CONCEPT : Centralité du travail
En sociologie, la centralité du travail désigne le rôle structurant que l’activité productive occupe dans l’organisation sociale, l’identité individuelle et la cohésion collective. Le travail n’est pas qu’un moyen de subsistance : il confère statut social, reconnaissance et sentiment d’utilité.
La Chine et la stratégie du fait accompli technologique
L’installation de Shanghai ne relève pas du simple progrès technologique. Elle s’inscrit dans une stratégie géopolitique de long terme visant la domination économique mondiale. En industrialisant la formation robotique, la Chine prend une avance considérable sur ses concurrents occidentaux, encore enlisés dans des approches fragmentées.
Cette avance ne sera pas seulement technologique mais aussi idéologique. Les robots formés selon les méthodes chinoises intégreront inévitablement les modes de pensée et les priorités de leurs créateurs. Quand ces machines organiseront la production mondiale, elles diffuseront une certaine conception du travail, de l’efficacité et de l’organisation sociale – ce que Michel Foucault aurait analysé comme un nouveau « dispositif de pouvoir ».
Le calcul stratégique est limpide : en investissant massivement aujourd’hui dans cette infrastructure de formation robotique, Pékin se positionne pour contrôler l’économie post-humaine de demain. Les entreprises occidentales, confrontées à la concurrence de robots chinois ultra-performants, n’auront d’autre choix que de s’équiper en machines « made in China » ou de disparaître.
Cette dimension géopolitique rejoint les analyses d’Immanuel Wallerstein sur le système-monde : la domination économique passe désormais par le contrôle des technologies de rupture, dont les robots humanoïdes constituent l’avant-garde.
Qu’est-ce que ça change pour nous ?
Cette transformation force à repenser entièrement notre contrat social. Le système éducatif, conçu pour former des travailleurs, perd sa pertinence quand le travail lui-même se raréfie drastiquement. Les systèmes de protection sociale, financés par les cotisations des actifs, vacillent quand les actifs sont remplacés par des machines.
Nous ne sommes plus face à une simple mutation du marché du travail, mais à une restructuration civilisationnelle comparable à l’invention de l’agriculture ou de l’écriture. À la différence près que ces révolutions se sont étalées sur des siècles, permettant une adaptation progressive. La révolution robotique se déploie à la vitesse de l’innovation technologique : une génération pourrait suffire pour passer d’une société où le travail humain reste central à une société où il devient marginalement utile.
Paradoxalement, en créant nos doubles mécaniques, nous découvrons ce qui nous rend véritablement humains. Les robots excellent dans l’imitation, mais ils révèlent en creux les dimensions de l’existence qui résistent à la reproduction : la créativité spontanée, l’émotion authentique, la capacité à donner du sens à l’absurde. Si nous gardons le contrôle du processus, cette redistribution des rôles pourrait libérer l’humanité de la contrainte laborieuse et lui permettre d’explorer pleinement son potentiel créatif.
Mais cette vision optimiste ne se réalisera que par des choix politiques délibérés. Les robots de Shanghai ne nous remplaceront pas par accident : ils nous remplaceront parce que nous l’avons voulu, programmé, financé. Le grand remplacement sera le résultat de nos propres décisions technologiques et économiques, pas une fatalité extérieure.
Conclusion
L’usine d’AgiBot à Shanghai nous adresse un signal d’alarme et d’espoir mêlés. Elle montre que la révolution robotique n’est plus une hypothèse futuriste mais une réalité en construction accélérée. Les choix que nous ferons dans ces années critiques détermineront la place de l’humanité dans le monde post-robotique.
La question n’est plus de savoir si cette révolution aura lieu, mais comment nous nous y préparerons. Subirons-nous cette transformation en laissant les logiques purement économiques décider de notre sort ? Ou reprendrons-nous le contrôle du processus en définissant démocratiquement les modalités de cette transition ?
Les robots qui apprennent patiemment à reproduire nos gestes nous rappellent une vérité essentielle : ils ne font que ce que nous leur enseignons. À nous de décider si ce futur sera celui de notre émancipation ou de notre effacement.
📚 POUR ALLER PLUS LOIN :
→ L’automatisation et la fin du travail : repenser le contrat social (article à créer)
→ Pierre Bourdieu et l’habitus : pourquoi nos compétences sont sociales (article à créer)
→ Intelligence artificielle et emploi : scénarios pour 2030 (article à créer)
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FAQ
Les robots humanoïdes vont-ils vraiment remplacer tous les emplois ?
Pas tous immédiatement, mais potentiellement la majorité à moyen terme. Contrairement aux précédentes révolutions industrielles qui créaient de nouveaux emplois en détruisant les anciens, la révolution robotique actuelle cible simultanément tous les secteurs : industrie, services, agriculture. Les emplois nécessitant créativité authentique, empathie complexe ou improvisation restent pour l’instant à l’abri, mais leur périmètre se réduit à mesure que l’IA progresse.
Pourquoi la Chine investit-elle autant dans cette technologie ?
La Chine poursuit une stratégie géopolitique de domination économique. En industrialisant la formation robotique, elle prend une avance décisive sur l’Occident et se positionne pour contrôler la production mondiale de demain. Celui qui maîtrise la main-d’œuvre artificielle contrôle l’économie post-humaine. Cet investissement massif aujourd’hui garantit une hégémonie technologique et économique durable.
Comment les robots apprennent-ils les gestes humains ?
Par une combinaison d’apprentissage supervisé (opérateurs humains guidant leurs mouvements via réalité virtuelle) et d’apprentissage autonome (analyse de millions de vidéos en ligne). Chaque geste est répété environ 200 fois dans des conditions variées pour développer l’adaptabilité. Les données collectées alimentent des grands modèles multimodaux qui permettent aux robots de généraliser leurs compétences à des situations inédites.
Que deviendra le travail humain dans ce nouveau monde ?
C’est la question centrale qui nécessite un débat démocratique urgent. Plusieurs scénarios coexistent : disparition progressive du travail salarié avec revenu universel, recentrage humain sur activités créatives et relationnelles, ou marginalisation économique de populations entières. L’issue dépendra de choix politiques délibérés, pas d’une fatalité technologique. Le travail pourrait cesser d’être le fondement du lien social et de l’identité.
Peut-on encore inverser cette tendance ?
Techniquement oui, politiquement c’est improbable. La révolution robotique répond à des logiques économiques puissantes : réduction des coûts, productivité accrue, disponibilité 24/7. Plutôt que d’inverser, l’enjeu est de réguler et orienter cette transformation pour préserver la dignité humaine et reconstruire un contrat social adapté. Cela implique des décisions collectives sur la redistribution des richesses produites par les machines et la redéfinition de ce qui donne valeur à l’existence humaine.
Bibliographie
- Arendt, Hannah. 1958. Condition de l’homme moderne. Paris : Calmann-Lévy.
- Bourdieu, Pierre. 1979. La Distinction : Critique sociale du jugement. Paris : Minuit.
- Castel, Robert. 1995. Les Métamorphoses de la question sociale. Paris : Fayard.
- Durkheim, Émile. 1893. De la division du travail social. Paris : Presses Universitaires de France.
- Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard.
- Wallerstein, Immanuel. 1974. The Modern World-System. New York : Academic Press.
Article rédigé par Élisabeth de Marval | 18 octobre 2025 | Sociologie du travail