Un essai sur les mécanismes de transmission du trauma collectif et la reproduction des violences

Prélude : quand l’humanité se regarde dans le miroir brisé

Il existe des moments dans l’histoire où le voile se déchire. Où les mensonges confortables s’effondrent. Où nous sommes contraints de voir ce que nous sommes réellement, au-delà des discours, au-delà des idéologies, au-delà des identités que nous revêtons comme des armures.

Ce texte est né de cette déchirure.

Il parle de nous. De cette capacité terrible que nous avons à transformer la douleur en violence, la mémoire en prison, la victimisation en permis de tuer. Il parle de ces cycles qui se répètent depuis la nuit des temps : les opprimés d’hier deviennent les oppresseurs d’aujourd’hui, reproduisant mécaniquement les schémas dont ils furent les victimes.

Nous vivons à une époque où les mots ont perdu leur sens. Où la démocratie devient façade, où l’humanisme se fait slogan publicitaire, où les droits humains s’appliquent selon la couleur de peau, la religion, la géographie. Une époque où les élites économiques manipulent le destin collectif dans l’ombre pendant que nous nous déchirons sur des identités fabriquées.

Cette réflexion ne cherche pas à désigner des coupables faciles. Elle veut comprendre les mécanismes profonds qui permettent à des sociétés entières de basculer dans l’indifférence face à l’horreur qu’elles commettent ou cautionnent. Elle interroge notre capacité collective à consentir à l’inacceptable, à normaliser la barbarie, à nous convaincre que nous n’avons pas le choix.

Car c’est toujours la même histoire : on commence par changer les mots. L’ennemi devient « terroriste », « animal », « menace existentielle ». La victime disparaît du langage. Elle devient statistique, dommage collatéral, neutralisation. Puis on cesse de montrer les images. On invisibilise la souffrance. Et progressivement, imperceptiblement, l’impensable devient pensable. L’indicible devient dicible. Le meurtre de masse devient politique acceptable.

Ce texte vous mettra mal à l’aise. Il le doit. Le confort intellectuel est le luxe de ceux qui peuvent se permettre de détourner le regard. Mais ceux qui liront ces pages jusqu’au bout découvriront peut-être que la question posée n’est pas : « Comment les autres ont-ils pu en arriver là ? » La vraie question est : « Dans quelles circonstances pourrions-nous, nous aussi, basculer ? »

Parce qu’aucune société n’est immunisée. Aucun peuple n’est intrinsèquement meilleur ou pire. Ce sont les structures, les mécanismes, les conditions qui produisent le consentement au crime. Et ces mécanismes sont universels, reproductibles, tristement banals.

Entre sociologie, philosophie et littérature, ce texte trace un chemin vers une vérité inconfortable : nous sommes tous potentiellement complices. Par notre silence. Par notre lassitude. Par notre incapacité à maintenir vivante la révolte éthique face à l’injustice normalisée.

Mais il y a aussi, dans ces pages, une promesse. Celle que la lucidité, même douloureuse, est la condition première de toute libération. Celle que nommer précisément les choses les empêche de prospérer dans l’ombre. Celle que la pensée critique reste notre ultime rempart contre la barbarie.

Lisez lentement. Laissez les mots résonner. Acceptez l’inconfort. Car c’est dans cette inquiétude salutaire que naît la possibilité d’un éveil collectif.

Le silence tue plus sûrement que les armes. La complicité passive détruit plus profondément que la violence active. Et l’indifférence est le terreau sur lequel prospèrent tous les totalitarismes.

Alors, ouvrons les yeux. Ensemble. Sans détour…

I. Le silence avant le cri

Il y a cette chose indicible. Cette chose qui se transmet de génération en génération comme un poison lent, invisible. On ne la nomme pas. On la porte. Dans le corps. Dans les gestes. Dans les peurs qui surgissent sans raison apparente.

Les victimes héritent de la douleur. Puis, parfois, pas toujours, mais parfois, elles deviennent ce qu’elles ont combattu.

Ce n’est pas une loi. C’est une possibilité terrible. Une faille dans l’humanité.

Hannah Arendt l’avait vu. La banalité du mal. Pas le monstre. L’homme ordinaire qui obéit. Qui ne se pose pas de questions. Qui fait son travail. Le bureaucrate qui signe des ordres de déportation comme on signe des factures. Le soldat qui exécute les ordres comme on exécute un programme informatique.

Le mal n’a pas besoin de sadisme pour prospérer. Il a besoin d’indifférence. De consentement passif. De cette capacité extraordinaire que nous avons tous à ne pas voir ce que nous ne voulons pas voir.

La psychanalyste Vamik Volkan parlait du « trauma choisi ». Un groupe s’identifie tellement à sa blessure historique qu’il organise toute son existence autour d’elle. La souffrance devient identité. Et cette identité figée dans la douleur cherche inconsciemment à reproduire le schéma traumatique, mais inversé, cette fois. Victime hier, bourreau aujourd’hui.

C’est le paradoxe le plus cruel de l’histoire humaine.


II. La fabrique du consentement

Ils étaient dans la rue. Les gens ordinaires. Ceux qui hier encore parlaient de paix, de justice, d’humanité. Et ils applaudissaient. Ils applaudissaient les bombes qui tombaient ailleurs. Sur d’autres corps. D’autres enfants. D’autres mères.

Comment une société bascule-t-elle ?

Pas brutalement. Jamais brutalement.

C’est un processus lent. Méthodique. Une ingénierie du consentement, disait Noam Chomsky. On commence par les mots. On change le vocabulaire. L’ennemi n’est plus un être humain, c’est un « terroriste », un « animal », une « menace existentielle ». La victime disparaît du langage. Elle devient statistique. Dommage collatéral. Neutralisation.

Edward Herman et Chomsky, dans Manufacturing Consent (1988), ont démontré comment les médias de masse produisent systématiquement le consentement aux politiques gouvernementales, même les plus violentes. Cinq filtres successifs : propriété des médias, financement publicitaire, sources d’information officielles, campagnes de discrédit orchestrées, idéologie anticommuniste (remplaçable par n’importe quel ennemi désigné).

Le résultat : une chambre d’écho où seule la version officielle circule.

Puis vient l’invisibilisation. On ne montre pas les corps. On ne dit pas les noms. On ne raconte pas les histoires. La souffrance de l’autre devient abstraite. Théorique. Négociable.

Stanley Milgram l’avait prouvé avec ses expériences terrifiantes des années 1960. 65% des participants ordinaires acceptaient d’infliger des souffrances potentiellement mortelles à autrui si une autorité légitime leur ordonnait de continuer. Pas des monstres. Des gens normaux. Professeurs, employés, parents de famille.

L’obéissance à l’autorité annule le jugement moral individuel.

Et puis il y a la dilution de responsabilité. Dans une machine bureaucratique massive, personne n’est vraiment responsable. « Je ne fais qu’obéir aux ordres. » « Je ne suis qu’un rouage. » « Ce n’est pas moi qui décide. » Chacun se croit innocent parce que sa part individuelle dans le crime collectif lui semble négligeable.

C’est ainsi qu’on assassine en masse tout en se regardant dans le miroir chaque matin.


III. Les architectes de l’ombre

Derrière les discours officiels, il y a autre chose. Quelque chose de plus ancien, de plus profond. Le pouvoir de l’argent.

Pierre Bourdieu parlait de « violence symbolique », cette domination qui ne se voit pas parce qu’elle est intériorisée, naturalisée, transformée en ordre normal du monde. Les dominés collaborent inconsciemment à leur propre domination parce qu’ils perçoivent la hiérarchie sociale comme naturelle, évidente, incontestable.

Le néolibéralisme, analysé magistralement par Wendy Brown dans Undoing the Demos (2015), ne gouverne pas seulement l’économie. Il gouverne les subjectivités. Il transforme chaque individu en entrepreneur de lui-même, responsable de son propre succès ou échec. La solidarité devient obsolète. La compassion, sentimentalisme naïf. L’intérêt personnel rationnel devient la seule morale acceptable.

Dans ce monde, les élites économiques n’ont même plus besoin de comploter. Le système fonctionne tout seul pour préserver leurs intérêts. Les gouvernements s’endettent auprès des marchés financiers, puis appliquent les politiques d’austérité exigées par les créanciers. Les médias appartiennent à quelques conglomérats qui contrôlent le récit. Les partis politiques dépendent du financement privé qui détermine leurs orientations.

Naomi Klein, dans La Stratégie du Choc (2007), a documenté comment les catastrophes, guerres, attentats, crises économiques, sont systématiquement exploitées pour imposer des réformes néolibérales impopulaires. Dans le chaos et la peur, les populations acceptent ce qu’elles auraient refusé en temps normal.

Le capitalisme de désastre. Les profiteurs de crises. Ceux qui s’enrichissent sur les ruines.

Et nous regardons ailleurs. Nous scrollons nos écrans. Nous consommons des distractions infinies. Nous sommes occupés à survivre individuellement dans un monde de plus en plus précaire.

C’est là que se situe le vrai génie du système actuel : il nous atomise. Il détruit les solidarités collectives qui pourraient lui résister. Il nous transforme en monades isolées, en concurrence permanente, incapables de construire un « nous » suffisamment puissant pour contester l’ordre établi.


IV. La déshumanisation comme technique

Il faut détruire l’humanité de l’autre avant de pouvoir le tuer massivement sans révolte morale.

C’est un processus technique, presque industriel. Le sociologue Gregory Stanton a modélisé les dix étapes du génocide. Ça commence toujours par la classification (« eux » vs « nous »), puis la symbolisation (on attribue des marqueurs visuels à l’ennemi), la discrimination (on instaure des lois inégalitaires), la déshumanisation (on les compare à des animaux, des virus, des parasites).

Viennent ensuite l’organisation (la violence se structure), la polarisation (les modérés sont éliminés), la préparation (on parle de « solution finale » à un « problème »), la persécution (les premières violences physiques deviennent systématiques), l’extermination, et enfin le déni (on nie les faits, on minimise, on accuse les victimes).

Ce schéma s’est répété au Rwanda en 1994, en Bosnie dans les années 1990, au Darfour dans les années 2000. Chaque fois, la communauté internationale a regardé ailleurs jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Albert Bandura, psychologue canadien, a identifié quatre mécanismes de « désengagement moral » qui permettent aux individus ordinaires de commettre ou cautionner des atrocités :

Le déplacement de responsabilité : « Je n’ai pas le choix », « C’est la faute de l’ennemi qui m’y contraint »

La diffusion de responsabilité : « Je ne suis qu’un parmi tant d’autres », « Ma part individuelle est négligeable »

La distorsion des conséquences : Minimiser, euphémiser, nier l’ampleur de la souffrance infligée

La déshumanisation de la victime : L’ennemi n’est plus un être humain avec des émotions, une famille, des rêves

Ces mécanismes fonctionnent parfaitement. Ils ont fonctionné dans toutes les catastrophes du XXe siècle. Ils fonctionnent aujourd’hui.


V. La mémoire détournée

Il y a cette perversion terrible : utiliser la mémoire de la souffrance pour justifier de nouvelles souffrances.

Primo Levi, survivant d’Auschwitz, avait vu ce danger. Dans Les Naufragés et les Rescapés (1986), son dernier livre testament, il mettait en garde : « La mémoire n’immunise pas contre la barbarie. Elle peut même, dans certaines conditions, devenir prétexte à de nouvelles barbaries. »

Il parlait de la « zone grise », cette région trouble où victimes et bourreaux s’entremêlent, où les catégories morales s’effondrent. Dans les camps de concentration, certains prisonniers juifs, les Sonderkommandos, devaient guider les déportés vers les chambres à gaz pour survivre quelques semaines de plus. Étaient-ils complices ? Victimes ? Les deux ?

Levi refusait le jugement moral simpliste. Mais il insistait : cette compréhension de la « zone grise » ne doit jamais servir à excuser les véritables architectes du crime. Il y a une différence abyssale entre ceux qui sont contraints dans des situations impossibles et ceux qui créent délibérément ces situations.

Aujourd’hui, partout dans le monde, on assiste à cette instrumentalisation de la mémoire victimaire. Des groupes qui ont historiquement souffert utilisent cette souffrance comme capital symbolique autorisant l’oppression d’autres groupes.

« Nous avons souffert, donc nous avons le droit. » Cette équation morale est fausse. Profondément fausse. La souffrance ne confère aucun droit à faire souffrir à son tour.

Comme l’écrivait Judith Butler dans Parting Ways (2012), la véritable leçon de la catastrophe devrait être une éthique de vulnérabilité partagée, une reconnaissance que toute vie est précaire, que toute mort compte. Pas une appropriation exclusive de la souffrance qui nierait celle des autres.


VI. Le fascisme aux visages multiples

Le fascisme ne revient jamais avec les mêmes vêtements.

Umberto Eco, dans son essai célèbre « Le Fascisme Éternel » (1995), identifiait quatorze caractéristiques du fascisme :

Le culte de la tradition ; le rejet de la modernité ; le culte de l’action pour l’action ; le désaccord comme trahison ; la peur de la différence ; l’appel aux classes moyennes frustrées ; l’obsession du complot ; l’ennemi présenté simultanément comme trop fort et trop faible ; le pacifisme comme collusion avec l’ennemi ; le mépris des faibles ; le culte de l’héroïsme et de la mort ; le machisme et l’homophobie ; le populisme qualitatif contre le parlementarisme ; la novlangue appauvrissant la pensée critique.

Regardez autour de vous. Combien de ces caractéristiques reconnaissez-vous dans le paysage politique actuel ?

Le néofascisme contemporain se drape dans le langage de la démocratie. Il parle de « liberté d’expression » pour protéger les discours de haine. Il invoque la « sécurité » pour justifier la surveillance de masse. Il défend la « civilisation » pour légitimer le racisme.

Comme l’analysait Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975), le pouvoir moderne ne fonctionne plus principalement par répression visible, mais par contrôle intériorisé, discipline généralisée, normalisation des comportements. Nous devenons nos propres gardiens de prison.

Le philosophe italien Giorgio Agamben parle d' »état d’exception permanent ». Les mesures d’urgence, censées être temporaires, deviennent la norme. Les droits fondamentaux sont suspendus indéfiniment au nom de la sécurité. La vie démocratique se vide de sa substance tout en conservant ses apparences formelles.

C’est un fascisme soft. Un fascisme gestionnaire. Un fascisme qui ne se reconnaît pas comme tel parce qu’il ne porte ni bottes ni brassards.

Mais il tue tout autant. Juste plus discrètement.


VII. Les voix dans le désert

Et pourtant, il y a des résistances. Toujours.

Dans chaque société qui bascule, quelques individus disent non. Ils sont minoritaires, menacés, ostracisés. Mais ils existent. Et leur existence prouve que le consentement n’est jamais total, jamais irréversible.

Ces dissidents paient un prix terrible. Ils perdent leur emploi, leurs amis, leur famille parfois. Ils sont traités de traîtres. Ils reçoivent des menaces de mort. Ils vivent dans l’isolement.

Mais ils préservent quelque chose d’essentiel : la possibilité même de la dissidence. Ils démontrent que le choix moral reste possible, même dans les contextes les plus oppressifs.

Le philosophe Albert Camus l’écrivait dans L’Homme Révolté (1951) : « Je me révolte, donc nous sommes. » La révolte individuelle contre l’injustice fonde notre humanité commune. Elle crée du « nous » là où le pouvoir ne voulait que des atomes isolés.

Ces voix dans le désert ne changeront peut-être pas le cours immédiat de l’histoire. Mais elles maintiennent vivante la conscience morale. Elles constituent des archives pour le jugement futur. Elles offrent un point d’appui pour ceux qui, demain, voudront reconstruire.


VIII. La responsabilité de témoigner

Nous savons. C’est cela le plus terrible. Nous savons et nous ne faisons rien.

Les images existent. Les témoignages abondent. Les rapports s’accumulent. L’information circule malgré toutes les tentatives de contrôle. Nous ne pouvons plus invoquer l’ignorance.

Primo Levi disait : « Cela est arrivé, donc cela peut arriver de nouveau. » Notre tâche est de maintenir la vigilance. De refuser la normalisation de l’horreur. De ne pas accepter que l’inacceptable devienne routine.

Le silence est une forme de complicité. Pas la complicité active, peut-être, mais la complicité passive qui permet au crime de se perpétuer.

Hannah Arendt encore : « Le mal n’est jamais radical, il est seulement extrême. Il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et dévaster le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il défie la pensée parce que la pensée essaie d’atteindre la profondeur, de toucher aux racines, et au moment où elle se préoccupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est sa banalité. »

Penser, c’est résister. Témoigner, c’est résister. Refuser l’euphémisme, la novlangue, la déshumanisation, c’est résister.

Chaque fois que nous nommons précisément ce qui se passe, nous perturbons la machine du consentement. Chaque fois que nous rendons visible ce qui devait rester invisible, nous créons une brèche dans le système.


IX. Vers quel futur ?

L’histoire n’est pas écrite d’avance. C’est la seule certitude que nous ayons.

Les empires qui semblaient éternels s’effondrent. Les systèmes d’oppression apparemment indestructibles finissent par craquer. L’apartheid sud-africain a pris fin. Le mur de Berlin est tombé. Les dictatures d’Amérique latine ont été renversées.

Ces victoires ne furent ni rapides ni faciles. Elles ont nécessité des décennies de luttes, d’organisation, de sacrifices. Des milliers de personnes ordinaires ont refusé d’obéir, ont manifesté, ont boycotté, ont résisté.

Le changement advient toujours de la même manière : quand suffisamment de gens décident que l’ordre établi n’est plus tolérable. Quand le consentement s’effrite. Quand la peur de rester passif devient plus forte que la peur d’agir.

Naomi Klein parle du « choc du désastre », mais aussi de « l’après-choc », ces moments où, après la catastrophe, s’ouvre une fenêtre d’opportunité pour reconstruire autrement. Tout dépend de qui contrôle ce moment. Les élites tentent toujours de l’exploiter pour renforcer le système. Mais les mouvements sociaux peuvent aussi s’en emparer pour créer quelque chose de radicalement différent.

Nous vivons un moment charnière de l’histoire humaine. Les crises se multiplient : climatique, économique, démocratique, sanitaire. Le vieux monde se meurt. Le nouveau tarde à naître.

Dans cet interrègne, comme disait Gramsci, « on observe les phénomènes morbides les plus variés. »

Mais l’interrègne n’est pas seulement un moment de danger. C’est aussi un moment de possibilité. Tout redevient imaginable. Y compris ce que nous pensions impossible.


X. L’exigence éthique

Que faire alors ? C’est la question qui hante toute conscience lucide.

Il n’y a pas de réponse simple. Pas de solution miracle. Juste des choix quotidiens, modestes, obstinés.

S’informer auprès de sources critiques. Refuser la pensée unique. Chercher les voix dissidentes. Lire les intellectuels marginalisés. Écouter les témoins directs plutôt que les commentateurs officiels.

Nommer précisément les choses. Ne pas accepter l’euphémisme, la novlangue, le langage bureaucratique qui dissimule la réalité. Appeler la violence violence. L’injustice injustice. L’oppression oppression.

Maintenir l’empathie. Refuser la déshumanisation de quiconque, même de nos ennemis. Chaque vie compte. Chaque mort est une tragédie. Cette évidence devrait être le fondement de toute éthique.

Agir à son échelle. Manifester. Pétitionner. Boycotter. Soutenir les organisations qui résistent. Partager l’information. Créer des espaces de discussion. Éduquer. Ces actions semblent dérisoires face à l’ampleur des catastrophes, mais c’est leur accumulation qui finit par changer les rapports de force.

Cultiver l’espérance critique. Ni naïveté béate ni cynisme défaitiste. Une espérance lucide qui connaît l’ampleur des obstacles mais refuse la résignation. Comme l’écrivait Vaclav Havel : « L’espérance n’est pas la conviction que quelque chose va bien se passer, mais la certitude que quelque chose a un sens, quoi qu’il arrive. »

Emmanuel Levinas fondait toute son éthique sur la responsabilité infinie envers autrui. Le visage de l’autre, dans sa vulnérabilité nue, nous interpelle et nous oblige. Cette responsabilité est antérieure à tout choix, à tout contrat. Elle est la structure même de notre humanité.

« Tu ne tueras point. » Ce commandement, pour Levinas, n’est pas un ordre divin arbitraire. C’est ce que dit le visage de l’autre dans sa simple présence. Sa vulnérabilité commande ma responsabilité.

Cette éthique de l’altérité s’oppose radicalement à toutes les logiques identitaires, nationalistes, tribales qui organisent le monde en « nous » contre « eux ». Elle affirme la priorité absolue de l’humain sur toutes les appartenances collectives.


Épilogue : la mémoire comme promesse

La mémoire peut être prison ou libération.

Prison quand elle fige l’identité dans le ressentiment, quand elle transforme la souffrance en droit à opprimer, quand elle devient instrument de pouvoir.

Libération quand elle nous rappelle notre commune vulnérabilité, quand elle immunise contre la tentation de reproduire ce que nous avons subi, quand elle fonde une éthique de responsabilité universelle.

Walter Benjamin écrivait : « Il n’est pas de document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie. » Chaque civilisation s’édifie sur des violences oubliées. Chaque progrès a son envers sombre.

Notre tâche est de maintenir cette double conscience : célébrer les accomplissements humains tout en restant vigilants face aux barbaries qu’ils dissimulent souvent.

La philosophe Simone Weil disait : « L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité. » Prêter attention à la souffrance invisible, à l’injustice normalisée, aux vies qui ne comptent pas, c’est déjà une forme de résistance.

Dans un monde saturé de distractions, l’attention devient subversive.

Nous vivons une époque de grande noirceur. Mais comme l’enseignait Bertolt Brecht : « Dans les temps sombres, chantera-t-on aussi ? Oui, on chantera. Sur les temps sombres. »

Chanter. Témoigner. Résister. Maintenir vivante la possibilité d’un monde différent.

C’est tout ce que nous avons. Et c’est immense.


La violence héritée n’est pas une fatalité. C’est un choix collectif que nous pouvons défaire. Chaque génération doit décider si elle perpétue les cycles ou si elle les rompt. C’est notre responsabilité. Notre liberté terrible. Notre dignité possible. (les premières violences physiques deviennent systématiques), l’extermination, et enfin le déni (on nie les faits, on minimise, on accuse les victimes).

Ce schéma s’est répété au Rwanda en 1994, en Bosnie dans les années 1990, au Darfour dans les années 2000. Chaque fois, la communauté internationale a regardé ailleurs jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Albert Bandura, psychologue canadien, a identifié quatre mécanismes de « désengagement moral » qui permettent aux individus ordinaires de commettre ou cautionner des atrocités :

  1. Le déplacement de responsabilité : « Je n’ai pas le choix », « C’est la faute de l’ennemi qui m’y contraint »
  2. La diffusion de responsabilité : « Je ne suis qu’un parmi tant d’autres », « Ma part individuelle est négligeable »
  3. La distorsion des conséquences : Minimiser, euphémiser, nier l’ampleur de la souffrance infligée
  4. La déshumanisation de la victime : L’ennemi n’est plus un être humain avec des émotions, une famille, des rêves

Ces mécanismes fonctionnent parfaitement. Ils ont fonctionné dans toutes les catastrophes du XXe siècle. Ils fonctionnent aujourd’hui.


V. La Mémoire Détournée

Il y a cette perversion terrible : utiliser la mémoire de la souffrance pour justifier de nouvelles souffrances.

Primo Levi, survivant d’Auschwitz, avait vu ce danger. Dans Les Naufragés et les Rescapés (1986), son dernier livre testament, il mettait en garde : « La mémoire n’immunise pas contre la barbarie. Elle peut même, dans certaines conditions, devenir prétexte à de nouvelles barbaries. »

Il parlait de la « zone grise », cette région trouble où victimes et bourreaux s’entremêlent, où les catégories morales s’effondrent. Dans les camps de concentration, certains prisonniers juifs, les Sonderkommandos, devaient guider les déportés vers les chambres à gaz pour survivre quelques semaines de plus. Étaient-ils complices ? Victimes ? Les deux ?

Levi refusait le jugement moral simpliste. Mais il insistait : cette compréhension de la « zone grise » ne doit jamais servir à excuser les véritables architectes du crime. Il y a une différence abyssale entre ceux qui sont contraints dans des situations impossibles et ceux qui créent délibérément ces situations.

Aujourd’hui, partout dans le monde, on assiste à cette instrumentalisation de la mémoire victimaire. Des groupes qui ont historiquement souffert utilisent cette souffrance comme capital symbolique autorisant l’oppression d’autres groupes.

« Nous avons souffert, donc nous avons le droit. » Cette équation morale est fausse. Profondément fausse. La souffrance ne confère aucun droit à faire souffrir à son tour.

Comme l’écrivait Judith Butler dans Parting Ways (2012), la véritable leçon de la catastrophe devrait être une éthique de vulnérabilité partagée, une reconnaissance que toute vie est précaire, que toute mort compte. Pas une appropriation exclusive de la souffrance qui nierait celle des autres.


VI. Le Fascisme aux Visages Multiples

Le fascisme ne revient jamais avec les mêmes vêtements.

Umberto Eco, dans son essai célèbre « Le Fascisme Éternel » (1995), identifiait quatorze caractéristiques du fascisme :

  • Le culte de la tradition
  • Le rejet de la modernité
  • Le culte de l’action pour l’action
  • Le désaccord comme trahison
  • La peur de la différence
  • L’appel aux classes moyennes frustrées
  • L’obsession du complot
  • L’ennemi présenté simultanément comme trop fort et trop faible
  • Le pacifisme comme collusion avec l’ennemi
  • Le mépris des faibles
  • Le culte de l’héroïsme et de la mort
  • Le machisme et l’homophobie
  • Le populisme qualitatif contre le parlementarisme
  • La novlangue appauvrissant la pensée critique

Regardez autour de vous. Combien de ces caractéristiques reconnaissez-vous dans le paysage politique actuel ?

Le néofascisme contemporain se drape dans le langage de la démocratie. Il parle de « liberté d’expression » pour protéger les discours de haine. Il invoque la « sécurité » pour justifier la surveillance de masse. Il défend la « civilisation » pour légitimer le racisme.

Comme l’analysait Michel Foucault dans Surveiller et Punir (1975), le pouvoir moderne ne fonctionne plus principalement par répression visible, mais par contrôle intériorisé, discipline généralisée, normalisation des comportements. Nous devenons nos propres gardiens de prison.

Le philosophe italien Giorgio Agamben parle d' »état d’exception permanent ». Les mesures d’urgence, censées être temporaires, deviennent la norme. Les droits fondamentaux sont suspendus indéfiniment au nom de la sécurité. La vie démocratique se vide de sa substance tout en conservant ses apparences formelles.

C’est un fascisme soft. Un fascisme gestionnaire. Un fascisme qui ne se reconnaît pas comme tel parce qu’il ne porte ni bottes ni brassards.

Mais il tue tout autant. Juste plus discrètement.


VII. Les Voix dans le Désert

Et pourtant, il y a des résistances. Toujours.

Dans chaque société qui bascule, quelques individus disent non. Ils sont minoritaires, menacés, ostracisés. Mais ils existent. Et leur existence prouve que le consentement n’est jamais total, jamais irréversible.

Ces dissidents paient un prix terrible. Ils perdent leur emploi, leurs amis, leur famille parfois. Ils sont traités de traîtres. Ils reçoivent des menaces de mort. Ils vivent dans l’isolement.

Mais ils préservent quelque chose d’essentiel : la possibilité même de la dissidence. Ils démontrent que le choix moral reste possible, même dans les contextes les plus oppressifs.

Le philosophe Albert Camus l’écrivait dans L’Homme Révolté (1951) : « Je me révolte, donc nous sommes. » La révolte individuelle contre l’injustice fonde notre humanité commune. Elle crée du « nous » là où le pouvoir ne voulait que des atomes isolés.

Ces voix dans le désert ne changeront peut-être pas le cours immédiat de l’histoire. Mais elles maintiennent vivante la conscience morale. Elles constituent des archives pour le jugement futur. Elles offrent un point d’appui pour ceux qui, demain, voudront reconstruire.


VIII. La Responsabilité de Témoigner

Nous savons. C’est cela le plus terrible. Nous savons et nous ne faisons rien.

Les images existent. Les témoignages abondent. Les rapports s’accumulent. L’information circule malgré toutes les tentatives de contrôle. Nous ne pouvons plus invoquer l’ignorance.

Primo Levi disait : « Cela est arrivé, donc cela peut arriver de nouveau. » Notre tâche est de maintenir la vigilance. De refuser la normalisation de l’horreur. De ne pas accepter que l’inacceptable devienne routine.

Le silence est une forme de complicité. Pas la complicité active, peut-être, mais la complicité passive qui permet au crime de se perpétuer.

Hannah Arendt encore : « Le mal n’est jamais radical, il est seulement extrême. Il ne possède ni profondeur ni dimension démoniaque. Il peut tout envahir et dévaster le monde entier précisément parce qu’il se propage comme un champignon. Il défie la pensée parce que la pensée essaie d’atteindre la profondeur, de toucher aux racines, et au moment où elle se préoccupe du mal, elle est frustrée parce qu’elle ne trouve rien. C’est sa banalité. »

Penser, c’est résister. Témoigner, c’est résister. Refuser l’euphémisme, la novlangue, la déshumanisation, c’est résister.

Chaque fois que nous nommons précisément ce qui se passe, nous perturbons la machine du consentement. Chaque fois que nous rendons visible ce qui devait rester invisible, nous créons une brèche dans le système.


IX. Vers Quel Futur ?

L’histoire n’est pas écrite d’avance. C’est la seule certitude que nous ayons.

Les empires qui semblaient éternels s’effondrent. Les systèmes d’oppression apparemment indestructibles finissent par craquer. L’apartheid sud-africain a pris fin. Le mur de Berlin est tombé. Les dictatures d’Amérique latine ont été renversées.

Ces victoires ne furent ni rapides ni faciles. Elles ont nécessité des décennies de luttes, d’organisation, de sacrifices. Des milliers de personnes ordinaires ont refusé d’obéir, ont manifesté, ont boycotté, ont résisté.

Le changement advient toujours de la même manière : quand suffisamment de gens décident que l’ordre établi n’est plus tolérable. Quand le consentement s’effrite. Quand la peur de rester passif devient plus forte que la peur d’agir.

Naomi Klein parle du « choc du désastre », mais aussi de « l’après-choc » – ces moments où, après la catastrophe, s’ouvre une fenêtre d’opportunité pour reconstruire autrement. Tout dépend de qui contrôle ce moment. Les élites tentent toujours de l’exploiter pour renforcer le système. Mais les mouvements sociaux peuvent aussi s’en emparer pour créer quelque chose de radicalement différent.

Nous vivons un moment charnière de l’histoire humaine. Les crises se multiplient : climatique, économique, démocratique, sanitaire. Le vieux monde se meurt. Le nouveau tarde à naître.

Dans cet interrègne, comme disait Gramsci, « on observe les phénomènes morbides les plus variés. »

Mais l’interrègne n’est pas seulement un moment de danger. C’est aussi un moment de possibilité. Tout redevient imaginable. Y compris ce que nous pensions impossible.


X. L’Exigence Éthique

Que faire alors ? C’est la question qui hante toute conscience lucide.

Il n’y a pas de réponse simple. Pas de solution miracle. Juste des choix quotidiens, modestes, obstinés.

S’informer auprès de sources critiques. Refuser la pensée unique. Chercher les voix dissidentes. Lire les intellectuels marginalisés. Écouter les témoins directs plutôt que les commentateurs officiels.

Nommer précisément les choses. Ne pas accepter l’euphémisme, la novlangue, le langage bureaucratique qui dissimule la réalité. Appeler la violence violence. L’injustice injustice. L’oppression oppression.

Maintenir l’empathie. Refuser la déshumanisation de quiconque, même de nos ennemis. Chaque vie compte. Chaque mort est une tragédie. Cette évidence devrait être le fondement de toute éthique.

Agir à son échelle. Manifester. Pétitionner. Boycotter. Soutenir les organisations qui résistent. Partager l’information. Créer des espaces de discussion. Éduquer. Ces actions semblent dérisoires face à l’ampleur des catastrophes, mais c’est leur accumulation qui finit par changer les rapports de force.

Cultiver l’espérance critique. Ni naïveté béate ni cynisme défaitiste. Une espérance lucide qui connaît l’ampleur des obstacles mais refuse la résignation. Comme l’écrivait Vaclav Havel : « L’espérance n’est pas la conviction que quelque chose va bien se passer, mais la certitude que quelque chose a un sens, quoi qu’il arrive. »

Emmanuel Levinas fondait toute son éthique sur la responsabilité infinie envers autrui. Le visage de l’autre, dans sa vulnérabilité nue, nous interpelle et nous oblige. Cette responsabilité est antérieure à tout choix, à tout contrat. Elle est la structure même de notre humanité.

« Tu ne tueras point. » Ce commandement, pour Levinas, n’est pas un ordre divin arbitraire. C’est ce que dit le visage de l’autre dans sa simple présence. Sa vulnérabilité commande ma responsabilité.

Cette éthique de l’altérité s’oppose radicalement à toutes les logiques identitaires, nationalistes, tribales qui organisent le monde en « nous » contre « eux ». Elle affirme la priorité absolue de l’humain sur toutes les appartenances collectives.


Épilogue : La Mémoire Comme Promesse

La mémoire peut être prison ou libération.

Prison quand elle fige l’identité dans le ressentiment, quand elle transforme la souffrance en droit à opprimer, quand elle devient instrument de pouvoir.

Libération quand elle nous rappelle notre commune vulnérabilité, quand elle immunise contre la tentation de reproduire ce que nous avons subi, quand elle fonde une éthique de responsabilité universelle.

Walter Benjamin écrivait : « Il n’est pas de document de culture qui ne soit en même temps un document de barbarie. » Chaque civilisation s’édifie sur des violences oubliées. Chaque progrès a son envers sombre.

Notre tâche est de maintenir cette double conscience : célébrer les accomplissements humains tout en restant vigilants face aux barbaries qu’ils dissimulent souvent.

La philosophe Simone Weil disait : « L’attention est la forme la plus rare et la plus pure de la générosité. » Prêter attention à la souffrance invisible, à l’injustice normalisée, aux vies qui ne comptent pas – c’est déjà une forme de résistance.

Dans un monde saturé de distractions, l’attention devient subversive.

Nous vivons une époque de grande noirceur. Mais comme l’enseignait Bertolt Brecht : « Dans les temps sombres, chantera-t-on aussi ? Oui, on chantera. Sur les temps sombres. »

Chanter. Témoigner. Résister. Maintenir vivante la possibilité d’un monde différent.

C’est tout ce que nous avons. Et c’est immense.


La violence héritée n’est pas une fatalité. C’est un choix collectif que nous pouvons défaire. Chaque génération doit décider si elle perpétue les cycles ou si elle les rompt. C’est notre responsabilité. Notre liberté terrible. Notre dignité possible.


Bibliographie Sélective

Ouvrages Philosophiques

  • Arendt, H. (1963). Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Gallimard.
  • Levi, P. (1986). Les Naufragés et les Rescapés. Gallimard.
  • Butler, J. (2012). Parting Ways: Jewishness and the Critique of Zionism. Columbia University Press.
  • Levinas, E. (1982). Éthique et Infini. Fayard.
  • Camus, A. (1951). L’Homme Révolté. Gallimard.

Études Sociologiques

  • Bourdieu, P. (1980). Le Sens Pratique. Éditions de Minuit.
  • Foucault, M. (1975). Surveiller et Punir. Gallimard.
  • Agamben, G. (2003). État d’exception. Seuil.
  • Herman, E. & Chomsky, N. (1988). Manufacturing Consent. Pantheon Books.

Psychologie Sociale

  • Milgram, S. (1974). Soumission à l’autorité. Calmann-Lévy.
  • Bandura, A. (1999). « Moral Disengagement in the Perpetration of Inhumanities ». Personality and Social Psychology Review.
  • Volkan, V. (2001). « Transgenerational Transmissions and Chosen Traumas ». Opening Address XIII Congress.

Économie Politique

  • Klein, N. (2007). La Stratégie du Choc. Actes Sud.
  • Brown, W. (2015). Undoing the Demos: Neoliberalism’s Stealth Revolution. MIT Press.

Études sur les Génocides

  • Stanton, G. (1996). « The 8 Stages of Genocide ». Genocide Watch.
  • Eco, U. (1995). « Le Fascisme Éternel ». Cinq Questions de Morale. Grasset.

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