Imaginez un instant cette scène banale : vous traversez une forêt en consultant votre smartphone. Vous photographiez un arbre pour Instagram, calculez vos pas sur votre montre connectée, identifiez une espèce d’oiseau avec une application. Vous êtes dans la nature, mais en êtes-vous vraiment ? Cette fragmentation de l’expérience n’est pas anodine : elle révèle comment le capitalisme cognitif transforme notre rapport au vivant en une série de données mesurables, d’images consommables, de moments quantifiables.
Cette atomisation du réel n’est pas qu’une affaire de technologie. Elle traduit une rupture profonde dans notre manière d’habiter le monde. Face à cette désintégration, l’écologie profonde propose de retrouver un sentiment d’appartenance à un tout vivant, une interdépendance fondamentale avec la nature. Mais comment penser cette totalité sans verser dans le mysticisme New Age ou l’irrationalisme ? C’est tout l’enjeu de cet article, qui mobilise les apports de Jean Ziegler, Michel Maffesoli et Max Weber pour construire une critique sociologique rigoureuse du fragmentarisme moderne.
Table des matières
Le capitalisme cognitif fragmente notre rapport au vivant
Le capitalisme contemporain ne se contente pas d’exploiter la nature : il la désintègre conceptuellement. Max Weber, dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1919), définissait la richesse comme « une chaîne d’hommes créateurs de valeur ». Cette vision suppose une continuité, une interdépendance productive entre les acteurs économiques.
Or, le capitalisme financiarisé du XXIe siècle a rompu cette chaîne. Comme le montre Jean Ziegler dans Les nouveaux maîtres du monde (2002), la spéculation financière crée de la richesse sans créer de valeur : 87 % des transactions monétaires mondiales relèvent de la pure spéculation, déconnectée de toute production réelle. Cette économie virtuelle étend sa logique à notre rapport au vivant : la nature devient un ensemble de ressources fragmentées, de services écosystémiques mesurables, de crédits carbone échangeables.
💡 DÉFINITION : Capitalisme cognitif
Le capitalisme cognitif désigne une forme d’accumulation où la connaissance, l’information et les capacités intellectuelles deviennent les principales sources de valeur. Il transforme nos expériences, y compris notre rapport à la nature, en données extractibles et monétisables.
Exemple : Une promenade en forêt génère des données GPS, des photos géolocalisées, des statistiques de santé, toutes potentiellement valorisables économiquement.
Cette fragmentation cognitive s’accompagne d’une destruction matérielle. Ziegler rappelle que le capitalisme financier massacre la nature : chaque année, plus de 3 millions d’hectares de forêts vierges sont détruits, 50 000 espèces disparaissent. Entre 1950 et 1990, 350 millions d’hectares de forêts ont été anéantis, emportant avec eux 18 % de la forêt africaine, 30 % des forêts asiatiques.
Mais au-delà des chiffres, c’est la structure même de la société qui se défait. Ziegler souligne un paradoxe crucial : le « capitalisme de la jungle » ne renvoie pas l’humanité à l’état de nature, mais détruit jusqu’aux structures fondatrices de la société naturelle : la solidarité, la réciprocité, la complémentarité entre les êtres. Là où la société naturelle comportait des liens organiques, le néolibéralisme ne produit qu’atomisation et compétition.
Cette aliénation écologique se manifeste quotidiennement : nous consommons des produits dont nous ignorons l’origine, nous habitons des espaces urbanisés coupés des cycles naturels, nous respirons un air pollué sans voir les usines responsables. La chaîne causale entre nos actes et leurs conséquences environnementales est brisée, invisibilisée, fragmentée.
La rationalisation instrumentale de la nature
Weber avait déjà diagnostiqué le « désenchantement du monde » : la modernité rationalise, calcule, instrumentalise. La nature n’est plus un cosmos ordonné mais un réservoir de ressources à exploiter rationnellement. Cette rationalité instrumentale atteint son paroxysme dans l’évaluation monétaire des services écosystémiques : combien vaut la pollinisation par les abeilles ? Quel est le prix d’une forêt en tant que « puits de carbone » ?
Cette comptabilité écologique, si elle peut servir la conservation, participe aussi de la fragmentation : elle découpe le vivant en unités mesurables, en fonctions séparables, en valeurs d’échange. L’arbre n’est plus perçu comme partie d’un écosystème complexe, mais comme une somme de services quantifiables.
L’écologie profonde : retrouver le sentiment d’appartenance
Face à ce fragmentarisme destructeur, l’écologie profonde (deep ecology), courant philosophique initié par le Norvégien Arne Naess dans les années 1970, propose un renversement radical. Son postulat : nous ne sommes pas des individus séparés confrontés à un environnement extérieur, mais des parties intégrantes d’un tout vivant interconnecté.
Cette perspective résonne avec les analyses de Michel Maffesoli sur le « retour du tribal » dans les sociétés postmodernes. Dans Le Temps des tribus (1988), Maffesoli observe l’émergence de nouvelles formes de socialité, fondées non plus sur l’individualisme contractuel moderne, mais sur le sentiment d’appartenance communautaire. Il parle d’une « re-enchantement du monde » par les affects, les émotions partagées, l’expérience sensible du collectif.
Transposée à l’écologie, cette intuition maffesolienne suggère que le rapport à la nature ne peut se réduire à une gestion rationnelle des ressources. Il implique une dimension affective, esthétique, symbolique : ressentir la forêt, éprouver notre appartenance au vivant, cultiver ce que Naess appelle l’« identification écologique ».
📊 CHIFFRE-CLÉ
Les forêts tropicales ne couvrent plus que 2 % de la surface terrestre mais abritent 70 % de toutes les espèces végétales et animales. Leur destruction représente l’anéantissement de 50 000 espèces par an(données 1990-2000).
Source : Ziegler, 2002 ; Institut pour l’exploration de l’espace, São Paulo
Mais attention : cette « ré-enchantement » écologique ne doit pas se confondre avec l’irrationalisme. L’écologie profonde, dans sa version rigoureuse, n’est pas une mystique mais une ontologie relationnelle : elle affirme que les êtres vivants se constituent dans et par leurs relations. Un arbre n’existe pas indépendamment du sol qui le nourrit, des champignons mycorhiziens qui prolongent ses racines, des oiseaux qui dispersent ses graines, de l’atmosphère qu’il contribue à réguler.
Cette vision holiste trouve un écho scientifique dans les découvertes contemporaines sur les réseaux mycéliens, la communication entre arbres, les interdépendances écosystémiques. Ce n’est pas du New Age : c’est de la biologie des systèmes complexes.
Le principe de réciprocité écologique
Jean Ziegler évoque le « principe de réciprocité », cher à Emmanuel Kant, comme ferment de l’humanité. Ce principe ne concerne pas seulement les relations entre humains : il s’étend au rapport avec le vivant non-humain. La réciprocité implique que nous sommes affectés par ce que nous affectons, que notre action sur la nature a un retour inévitable.
Or, le capitalisme brise cette réciprocité en externalisant les coûts écologiques : l’industriel pollue, mais ce sont les populations locales qui souffrent ; nous consommons, mais ce sont les générations futures qui paieront. La distance spatiale et temporelle entre cause et effet désactive le sentiment de responsabilité réciproque.
L’écologie profonde propose de restaurer cette réciprocité, non par moralisme mais par prise de conscience de notre interdépendance factuelle : nous sommes la forêt que nous détruisons, nous sommes l’atmosphère que nous réchauffons. Non métaphoriquement, mais matériellement : nos corps sont composés de carbone, d’azote, d’eau qui circulent entre nous et le reste du vivant.
Penser l’interdépendance sans dérive spiritualiste
La difficulté de l’écologie profonde tient à son vocabulaire : parler de « conscience écologique élargie », d’« identification au tout », de « Soi écologique » peut facilement glisser vers des formulations new age dénuées de rigueur. Comment maintenir l’exigence sociologique tout en pensant l’interdépendance ?
Première distinction cruciale : l’interdépendance n’est pas la fusion. Affirmer que nous faisons partie d’un tout ne signifie pas que nous disparaissons dans une unité indifférenciée. Les sociologues parlent d’« individuation relationnelle » : nous devenons des individus singuliers précisément à travers nos relations, nos appartenances, nos interdépendances. De même écologiquement : chaque espèce est unique tout en étant constitutivement liée aux autres.
Deuxième garde-fou : l’écologie profonde n’abolit pas les conflits. Maffesoli lui-même insiste sur la dimension agonistique (conflictuelle) du lien communautaire. Penser l’interdépendance ne signifie pas nier les rapports de pouvoir, les violences, les asymétries. Au contraire : cela permet de politiser notre rapport à la nature en identifiant les structures de domination.
Pierre Bourdieu pourrait nous aider ici : la domination sur la nature opère aussi par violence symbolique, c’est-à-dire par l’imposition d’un mode de perception légitime du monde naturel. Qui décide ce qu’est une « bonne gestion » des forêts ? Qui définit la « valeur » d’un écosystème ? Ces questions sont éminemment politiques, traversées par des rapports de classe, de race, de genre.
💡 DÉFINITION : Violence symbolique écologique
Extension du concept bourdieusien au domaine environnemental : imposition, par les groupes dominants, d’une vision du monde naturel présentée comme évidente et universelle, alors qu’elle sert leurs intérêts particuliers.
Exemple : La notion de « wilderness » (nature vierge) a historiquement servi à déposséder les populations autochtones de leurs terres, au nom d’une conception occidentale de la conservation.
Troisième vigilance : distinguer interdépendance factuelle et injonction morale. L’écologie profonde décrit d’abord une réalité : nous sommes, de fait, interdépendants avec le reste du vivant. Cette description n’implique pas automatiquement un « devoir d’amour » envers la nature. On peut reconnaître notre appartenance au tout et néanmoins débattre démocratiquement de comment habiter cette appartenance.
L’enjeu n’est pas de remplacer l’individualisme par un holisme fusionnel, mais de penser ce que le sociologue Norbert Elias appelait la « société des individus » : nous sommes des individus socialement constitués, écologiquement situés, historiquement déterminés. Notre autonomie est relationnelle, notre liberté est interdépendante.
Conclusion
Le capitalisme cognitif fragmente notre expérience du monde en la réduisant à des données mesurables et des ressources exploitables. Cette désintégration conceptuelle accompagne et légitime la destruction matérielle de la nature : 50 000 espèces disparaissent chaque année, 3 millions d’hectares de forêts sont anéantis. Face à ce constat, l’écologie profonde propose de retrouver le sentiment d’appartenance à un tout vivant, en s’appuyant sur les intuitions de Maffesoli sur le lien communautaire et le principe de réciprocité défendu par Ziegler.
Mais penser l’interdépendance exige une vigilance épistémologique : il ne s’agit pas de verser dans le mysticisme New Age, mais de construire une ontologie relationnelle rigoureuse, politiquement consciente des rapports de domination, sociologiquement informée des structures qui façonnent notre rapport au vivant. Ressentir que nous sommes un tout avec la nature n’est pas une fuite spiritualiste, c’est une lucidité matérialiste : nous sommes faits de la même matière, traversés par les mêmes flux d’énergie, pris dans les mêmes cycles biogéochimiques.
Et vous, avez-vous déjà éprouvé ce sentiment d’appartenance au vivant, cette conscience que la frontière entre soi et la nature est plus poreuse qu’on ne le croit ? Partagez votre expérience ou découvrez comment d’autres penseurs ont théorisé notre inscription dans le monde naturel.
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FAQ
Qu’est-ce que l’écologie profonde ?
L’écologie profonde (deep ecology) est un courant philosophique fondé par Arne Naess dans les années 1970. Elle affirme que nous ne sommes pas des individus séparés face à un environnement, mais des parties intégrantes d’un tout vivant interconnecté. Cette approche holiste s’oppose à l’écologie superficielle qui ne voit la nature que comme ressource à gérer rationnellement.
Comment le capitalisme cognitif fragmente-t-il notre rapport à la nature ?
Le capitalisme cognitif transforme notre expérience du vivant en données mesurables et monétisables. Une forêt devient un « service écosystémique » quantifiable, une promenade génère des statistiques de santé. Cette fragmentation conceptuelle accompagne et légitime la destruction matérielle : elle nous empêche de percevoir les interdépendances qui constituent le vivant.
Quelle est la différence entre écologie profonde et New Age ?
L’écologie profonde rigoureuse est une ontologie relationnelle fondée sur les sciences du vivant, tandis que le New Age verse dans le mysticisme. L’écologie profonde affirme notre interdépendance factuelle avec la nature (biologique, matérielle), sans nier les conflits ni les rapports de pouvoir. Le New Age propose une fusion spiritualiste qui dépolitise les enjeux écologiques.
Qu’apporte Michel Maffesoli à la pensée écologique ?
Maffesoli, avec son concept de « retour du tribal », montre que la postmodernité fait émerger des socialités fondées sur l’appartenance affective plutôt que sur l’individualisme contractuel. Transposé à l’écologie, cela suggère qu’on ne peut gérer la nature par pure rationalité : il faut cultiver le sentiment d’appartenance au vivant, la dimension sensible de notre inscription dans les écosystèmes.
Bibliographie
- Ziegler, Jean. 2002. Les nouveaux maîtres du monde et ceux qui leur résistent. Paris : Fayard.
- Maffesoli, Michel. 1988. Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes. Paris : La Table Ronde.
- Weber, Max. 1919. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris : Plon (réédition 1964).
- Naess, Arne. 2008. Écologie, communauté et style de vie. Paris : MF Éditions.
- Bourdieu, Pierre. 1979. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit.
Article rédigé par Élisabeth de Marval | 22 octobre 2025 | Questions Contemporaines | Temps de lecture : 7 min