Dans les entrailles grises des cités ouvrières et les masures délabrées des campagnes françaises des années 1960, des milliers de familles s’épuisent à la tâche, leurs enfants prisonniers d’inégalités systémiques qui les enchaînent génération après génération. Les statistiques sont implacables : moins de 1% des enfants de salariés agricoles franchiront les portes de l’université. Dans les couloirs de ces temples du savoir, la promesse républicaine d’égalité se brise silencieusement contre les murs invisibles des déterminismes sociaux. Les héritiers culturels, fils et filles de la bourgeoisie, y naviguent avec une désinvolture étudiée, pendant que les rares rescapés des classes laborieuses tentent désespérément de décrypter les codes d’un monde qui les rejette tout en prétendant les accueillir.
C’est cette réalité brutale des inégalités systémiques que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dissèquent dans leur analyse magistrale du système universitaire français. « Les Héritiers », publié en 1964, vient fracasser l’illusion d’une université égalitaire. Leur méthodologie implacable, mêlant données statistiques et observations ethnographiques, met à nu les mécanismes pervers par lesquels l’institution universitaire, sous couvert de méritocratie, perpétue et légitime les inégalités systémiques profondément ancrées dans la société française.
Le paradoxe qu’ils dévoilent est aussi cruel qu’implacable : l’université, prétendu vecteur d’émancipation sociale, opère en réalité comme une machine de reproduction des inégalités systémiques. Pour les enfants des classes populaires, chaque marche de l’ascension sociale devient un Everest à gravir, pendant que les héritiers des classes dominantes suivent une pente douce, tracée bien avant leur naissance par le privilège social et culturel.
Les Mécanismes de la Reproduction Sociale
L’Héritage Culturel Invisible
L’un des apports majeurs de l’ouvrage est l’identification du concept d’héritage culturel comme facteur déterminant de la réussite universitaire. Au-delà des simples avantages économiques, les étudiants issus des classes favorisées héritent de leurs familles un ensemble de dispositions culturelles – manières de parler, de penser, de se comporter – parfaitement adaptées aux exigences implicites du système universitaire.
Cette transmission culturelle opère de manière largement invisible, à travers ce que Bourdieu nomme l’habitus : un système de dispositions durables acquises par la socialisation familiale. Les enfants des classes cultivées acquièrent ainsi « par osmose », selon l’expression des auteurs, des compétences culturelles valorisées par l’institution universitaire : aisance verbale, familiarité avec la culture légitime, capacité à manipuler des concepts abstraits.
Le Don comme Mythe Légitimateur
Les auteurs démontrent comment la notion de « don » ou de « talent naturel » sert à masquer la réalité sociale de la réussite universitaire. L’idéologie du mérite individuel transforme des privilèges sociaux hérités en qualités personnelles, légitimant ainsi les inégalités observées. Cette transformation alchimique du social en naturel constitue l’un des mécanismes les plus puissants de reproduction des hiérarchies sociales.
Comme l’expliquent les auteurs : « La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons. »

Les Formes Multiples de l’Inégalité
Inégalités Matérielles et Symboliques
L’analyse révèle comment les inégalités se manifestent à différents niveaux :
- Conditions matérielles d’études (logement, ressources financières)
- Capital culturel (familiarité avec la culture légitime)
- Capital social (réseaux de relations)
- Rapport au temps et à l’avenir
- Choix des filières et orientations
Ces différentes formes d’inégalités se renforcent mutuellement, créant un système complexe de handicaps cumulatifs pour les étudiants d’origine modeste.
La Violence Symbolique du Système
Le concept de violence symbolique développé par les auteurs éclaire la façon dont le système universitaire impose aux dominés la reconnaissance de la légitimité de leur domination. Les étudiants des classes populaires intériorisent l’idée de leur « infériorité naturelle », transformant ainsi des inégalités sociales en destins personnels.
Applications Contemporaines
Pertinence Actuelle
Bien que publiée il y a plus de cinquante ans, l’analyse proposée par « Les Héritiers » conserve une pertinence frappante pour comprendre les inégalités contemporaines dans l’enseignement supérieur. Les mécanismes de reproduction sociale identifiés par Bourdieu et Passeron continuent d’opérer, parfois sous des formes nouvelles.
Pistes de Réforme
Les auteurs suggèrent plusieurs pistes pour une démocratisation véritable de l’enseignement supérieur :
- Explicitation des attentes implicites du système
- Développement d’une pédagogie rationnelle
- Prise en compte des inégalités culturelles dans l’enseignement
- Remise en question des hiérarchies traditionnelles entre disciplines

Les Inégalités en Chiffres
Disparités d’Accès à l’Enseignement Supérieur
Les données présentées par Bourdieu et Passeron sont frappantes :
- Un fils de cadre supérieur a environ 80 fois plus de chances d’entrer à l’université qu’un fils de salarié agricole
- Il a 40 fois plus de chances qu’un fils d’ouvrier
- Il a encore deux fois plus de chances qu’un fils de cadre moyen
En termes de probabilités d’accès à l’enseignement supérieur :
- Moins de 1% pour les enfants de salariés agricoles
- Environ 2% pour les enfants d’ouvriers
- 10-15% pour les enfants d’employés et de commerçants
- Près de 30% pour les enfants de cadres moyens
- 60-70% pour les enfants d’industriels
- Plus de 80% pour les enfants de professions libérales
Orientation et Filières
La relégation dans certaines filières est également significative :
- Les études de droit, médecine et pharmacie représentent :
- 33,5% des chances pour les enfants de cadres supérieurs
- 23,9% pour les enfants de cadres moyens
- 17,3% pour les enfants d’ouvriers
- 15,3% pour les enfants de salariés agricoles
Composition Sociale des Grandes Écoles
Les statistiques montrent une surreprésentation massive des classes privilégiées :
École Normale Supérieure :
- 57% de fils de cadres supérieurs et professions libérales
- 26% de fils de cadres moyens
École Polytechnique :
- 51% de fils de cadres supérieurs et professions libérales
- 15% de fils de cadres moyens
Facteurs Économiques et Conditions de Vie
Les disparités se reflètent également dans les conditions matérielles d’études :
- 57% des fils de cadres supérieurs ou professions libérales vivent grâce à l’aide familiale
- Seulement 14% des fils d’ouvriers, d’employés et de cadres subalternes bénéficient de cette aide
- 36% des étudiants de milieux modestes doivent travailler en parallèle de leurs études
- Contre 11% des étudiants issus de milieux favorisés
Ces statistiques mettent en évidence non seulement les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur, mais aussi les disparités dans les conditions d’études et les trajectoires universitaires selon l’origine sociale. Elles démontrent que le système universitaire, loin d’être un simple mécanisme de sélection basé sur le mérite, reproduit et légitime les hiérarchies sociales existantes.
Ces données quantitatives viennent étayer l’analyse qualitative des auteurs et soulignent l’ampleur des inégalités systémiques dans l’enseignement supérieur français des années 1960, une situation qui, bien que modifiée dans ses proportions, perdure dans ses mécanismes fondamentaux.
Conclusion et Perspectives
Dans les profondeurs des inégalités systémiques, « Les Héritiers » se dresse comme un phare implacable, illuminant les mécanismes souterrains qui broient les espoirs de générations entières. Telle une fresque sociale monumentale, l’œuvre de Bourdieu et Passeron transcende les frontières de la France des années 1960, dévoilant la mécanique impitoyable d’un système qui, sous les apparences trompeuses de la méritocratie, continue de broyer les aspirations des enfants des classes populaires.
Comme un miroir tendu à notre société contemporaine, leur analyse résonne aujourd’hui avec une force redoublée. Dans les quartiers populaires et les zones rurales déshéritées, les mêmes drames silencieux se jouent encore, génération après génération. Les rêves d’ascension sociale se brisent contre les murs invisibles d’une institution qui prétend offrir des chances égales tout en perpétuant les privilèges des héritiers.
La démocratisation tant vantée de l’enseignement supérieur apparaît alors comme un leurre cruel. Derrière les portes désormais ouvertes des universités, les mêmes mécanismes implacables continuent leur œuvre de sélection sociale. Les enfants d’ouvriers et d’agriculteurs qui parviennent à franchir ces portes se retrouvent encore, tels des funambules, à tenter de maintenir leur équilibre sur le fil ténu de leur ascension sociale, tandis que les héritiers culturels poursuivent leur trajectoire avec l’assurance tranquille que confère le privilège.
Seule une révolution profonde des structures et des pratiques pédagogiques pourrait peut-être un jour briser ces chaînes invisibles de la reproduction sociale. Mais en attendant, dans les amphithéâtres bondés de notre époque, la même pièce tragique continue de se jouer, les acteurs ont changé mais le script des inégalités systémiques reste désespérément le même.
Lire la version longue de cette analyse: Comprendre les Inégalité des Chances en Éducation selon Pierre Bourdieu